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CHAPITRE III.

Existence de l'empire ottoman devenue problématique.

désolent le commerce turc.

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Destruction de l'arsenal

de Tophana. Fetfa qui exempte le sultan de se rendre aux incendies. — Prophéties du cheik Achmet. Firman rendu à ce sujet. Les armements grecs Importance et force de l'île de Psara, ainsi que de Samos. Désolation de Chios. Cruautés d'Aboulouboud, pacha de Salonique. — Conspiration qu'il invente ; — parti qu'il en tire. — Sa conduite approuvée. - Percepicurs grecs envoyés dans l'Archipel. — Prises faites par les insurges. – Événements de l'île de Crète. — État des insurgés de l'île d'Eubée. — Secours que leur amène Modéna Mavrogénie. · Croisières des Grecs; leur position maritime. — Remarque politique importante. - Nouvelle révolution de sérail. — Mariages et dissensions des ·Congrès d'Astros. - Moyens et plans militaires des Turcs. Proclamation du congrès. Installation du gouvernement à Tripolitza. Armée navale turque. Anarchie des Schypetars Épirotes. Jousouf-pacha envoyé pour les commander. — Déclaration du congrès de Vérone. - Départ de la flotte ottomane de Constantinople.

Péloponésiens.

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Le soleil, qui répand la vie dans l'univers, suit comme un serviteur docile la route que l'Éternel lui a tracée : l'univers a ses limites; la mer a ses bornes, qu'elle ne peut franchir, et l'esprit insensé d'un despote de l'Orient a pu seul concevoir l'orgueilleuse pensée de dire : Je suis tout, tout doit céder à mon autorité, répétait sans cesse le successeur des califes, Mahmoud II, en voyant périr ses flottes et ses armées. Accoutumé à ne régner que sur des esclaves, car l'Orient, suivant l'expression de la sagesse divine, ne posséda jamais, au lieu de nations, que des races asservies; plus il éprouvait de défaites, et plus sa vanité humiliée formait de projets de vengeance.

Cependant, au milieu de l'agitation de la Turquie, ce n'était plus l'indépendance des Grecs qui était problématique; mais l'existence de l'empire ottoman que la démence de son souverain mettait en question. Né dans une cour où les vertus étaient depuis longtemps oubliées, le sultan entouré de délateurs qui ne cessaient, au sein des misères publiques, de lui répéter l'adage trop ordinaire des courtisans tout va bien, sa politique antieuropéenne annonçait une catastrophe dont on pouvait retarder le dénoûment par quelques péri

péties machiavéliques, mais que rien ne pouvait conjurer. Ainsi, à moins de participer à l'aveuglement du divan, ou de partager son opinion, M. Strangford dut se convaincre, en rentrant à Constantinople, que sa hautesse, indifférente à ce qui s'était passé au congrès de Vérone, ne voulait écouter aucune proposition, qu'afin de gagner du temps pour être en mesure d'agir contre les Hellènes. Décidée à régner par le glaive, elle promettait des amnisties, avec l'intention de n'en respecter aucune. En cela elle était aussi conséquente que dans le désir d'un rapprochement avec la Russie, en prétendant que cette puissance lui rendit les châteaux du Phase, et laissât le commerce de la mer Noire soumis au bon plaisir des douaniers de Constantinople. Le Pont-Euxin ne devait plus être qu'un bassin clos, dont le sultan aurait ouvert ou fermé l'entrée à ceux qu'il aurait daigné favoriser. De pareilles propositions semblaient inadmissibles.

Aussi orgueilleux que perfide, le chef des croyants et ses conseillers, attentifs à mécontenter les envoyés des puissances chrétiennes n'avaient pas montré plus de ménagements pour la France. Son ambassadeur venait de demander ses passe-ports pour se retirer, en laissant un chargé d'affaires à sa place, quand un incendie terrible éclata le 1er mars à Constantinople. Trente mosquées, les casernes des canonniers de Tophana, le faubourg de ce nom, la fonderie, les quartiers de Kobatach et de Fondouckli, devinrent la proie des flammes, sans qu'aucune des demeures appartenant aux chrétiens éprouvât, dit-on, le moindre dommage.

On attribua, suivant l'usage, cet événement à un accident fortuit, quoiqu'on eût remarqué, au fort de la bourrasque, des brandons lancés par les janissaires. Des cris séditieux s'étaient fait entendre au milieu du désordre, où l'on fut étonné de ne pas voir paraître le sultan, qui est tenu de se rendre en personne sur le terrain où éclate un incendie. On fut plus inquiet encore quand on sut qu'il était dispensé de cette obligation par le mufti. Le fetfa ou oracle du grand prêtre d'Ismaël étant motivé sur ce que, « depuis la connaissance que l'on > avait eue des complots criminels formés contre les jours précieux » de sa hautesse, ils ne devaient jamais être compromis, » on en conclut que le Grand Seigneur craignait comme Tibère, « la mul

' Voyez le journal turc de Smyrne ou Spectateur oriental, rédigé sous le bâton du cadi de cette ville et digne d'être l'écho des ukases du divan.

»titude, quelque faibles que soient les parties qui la composent. » Cependant, comme il est d'anciens usages qu'on ne change pas impunément, le peuple alarmé de cette mesure murmura contre le divan, et ne vit plus, dans le cours des événements, que les signes de la colère céleste qui frappait les musulmans. Ce qui se passait, et une prophétie émanée du sanctuaire de la Mecque, que le divan accrédita, répandirent la terreur parmi les Ismaélites, sans les rappeler à la pratique de la vertu.

Un de ces enthousiastes qui sont assez communs en Turquie, le cheik Achmet, réputé l'ami d'Allah et son vase d'élection par un peuple ignorant et superstitieux, au moment où, retiré dans le temple de la Mecque, il faisait seul sa prière devant la pierre noire sur laquelle Abraham voulait offrir Isaac en sacrifice au Seigneur, Achmet avait entendu la voix de Mahomet, qui se plaignait à lui des péchés des musulmans. « Je n'ose plus me présenter, » disait-il, « devant Allah; » les autres prophètes me tournent en dérision. Les croyants ne sont » plus dignes des saintes lois que je leur ai données. Sur cent quatre» vingt mille d'entre eux qui ont péri à la guerre dans l'espace de » deux années, à peine dix mille ont eu le bonheur d'entrer dans le » Jardin promis aux fidèles. Lève-toi, cheik Achmet; va, retrempe » la foi de mon peuple. Arrache-le à ses désordres, qu'il redevienne » digne de moi et d'Allah . »

Le divan, après un long commentaire sur cette prophétie, et une énumération fastidieuse des délices du paradis de Mahomet, promis à ceux qui meurent dans les combats pour la foi, y avait joint un firman (non moins merveilleux, dont il fit lecture dans toutes les mosquées. Il était enjoint à chaque Turc de donner croyance pleine et entière à la prophétie du cheik Achmet, de s'en procurer une

Journal turc de Smyrne, idem. Ce cheik est de la secte des santons gomorrhéens dont parle Baugmarten, quand il dit : Audivimus hæc dicta et dicenda per interpretem Mucrelo nostro insuper sanctum illum quem eo loco vidimus, publicitùs apprime commendari eum esse sanctum, divinum, ac integritate præcipuum, eo quod nec fœminarum unquam esset, nec puerorum, sed tantummodo asellarum concubitor atque mularum. — Baugmarten, lib. II, cap. 1, page 73. C'est la légitimité du maître d'un pareil peuple, qu'on ose assimiler à celle des princes chrétiens! et Ja vérité outragée n'a pas encore fermé la bouche au sycophante qui l'outrage! Que penser, d'après cela, de la morale des Islamites et de leurs apologistes? Répétons avec un des pères de l'église romaine: Gens ignominiosa, immunda, fornicaria, quo usque ? En. SYLV., pontif. Pius II.

copie, de la porter sur son cœur, et d'éteindre soigneusement les mangals ou réchauds avec lesquels on se chauffe à Constantinople, afin d'éviter à l'avenir les incendies. On diminuait en même temps le prix du pain de quelques deniers, et l'ochlocratie militaire de Stamboul recommença aussitôt à glorifier l'invincible sultan, ses flottes et ses armées, en se promettant que la campagne de 1823 verrait la fin de la rébellion des Grecs. Le grand vizir reprit le cours de ses assises avec les ulémas. Le reis-effendi se remit à ses écritures; le sultan recommença ses courses en bateau, en s'amusant à faire pendre quelques janissaires ivres, et chaque chose reprit son train ordinaire dans la capitale du bas-empire ottoman.

En attendant les prodiges qu'on se promettait, la marine grecque, restée maîtresse de la mer, arrachait au journal turc de Smyrne des réflexions qui n'annonçaient rien de propice à la cause des barbares. Il s'écriait dans son style baroque : « Notre horizon est sombre et » gronde à l'est et au sud, sans être encore tout à fait éclairci au » nord. La plus grande partie de l'Archipel est en feu, la Crète et » la Morée sont volcanisées. >>

En effet, les armements grecs montraient leur pavillon jusque dans le golfe Herméen, et quoique, suivant ce rédacteur stupide, les bals de Smyrne, où l'on dansait inter cædes et funera, fussent très-animés, le pacha faisait fortifier autant qu'il le pouvait les approches de la ville où les insurgés pouvaient tenter des débarquements. Les Turcs, dont l'imagination était encore effrayée par les derniers événements de Ténédos, avaient retrouvé de l'activité pour mettre le château en état de défense; mais comme rien ne protégeait les mahométans de Clazomènes et des plages de la Carie, plusieurs avaient transporté leurs familles dans l'intérieur des terres.

Ce n'était pas sans raison; car les Psariens, dont l'île était hérissée de redoutes, venaient de transformer cette place en un arsenal que l'exagération orientale comparait au formidable rocher de Malte. Indépendamment du fort Saint-Nicolas, qui était garni de trente-six canons du plus fort calibre, on y avait récemment mis en batterie quarante autres pièces d'artillerie en bronze, qui, comprises avec les canons provenant du vaisseau turc brûlé à Sygrium au commencement de la guerre, présentaient un front de défense tel, que les Turcs ne devaient plus songer à attaquer cette place imposante. Il

'Psara n'est plus, et l'iniquité qui a livré cette île aux infidèles sera un jour

régnait un ordre si parfait à Psara, et une police si active, que les Grecs, bien informés de tous les mouvements des Turcs, avaient fait saisir un espion du pacha de Smyrne, après lui avoir laissé remplir sa mission. On avait trouvé sur lui des plans, un contrôle detaillé des vaisseaux, un état des magasins; et, après l'avoir fait brûler vif, châtiment capable de rebuter ceux qui auraient eu envie de l'imiter, les Psariens avaient, disait-on, résolu de faire un débarquement à Mitylène. Tout semblait préparé pour une expédition dont on ignorait le but. Un embargo général avait été mis sur les vaisseaux. Indépendamment des brûlots que les Psariens possédaient, ils venaient d'en construire vingt-quatre ayant très-peu de carène, d'une coupe légère et propres à se porter sur les plages, pour y incendier les navires qui chercheraient à s'y abriter.

Samos était animée du même esprit guerrier que Psara; quand à Chios, il ne restait plus dans cette île désolée qu'une seule église, située à Pirghi, et deux prêtres septuagénaires, destinés à consoler une population de sept cents individus, qu'on faisait travailler à la récolte du mastic, avec la précaution de les tenir à la chaîne pendant la nuit, dans la crainte qu'ils ne s'évadassent. Le chef de la police turque, ayant saisi un bateau monté par deux Autrichiens, en avait fait décapiter un par mégarde; mais comme il s'était empressé de rendre la tête de cet individu au vice-consul de S. M. A., l'amitié de ces deux agents n'en était que plus fervente 1. Tel était l'ordre admirable, vanté par le Spectateur oriental, et l'état des infortunés sur lesquels s'était étendue l'amnistie philanthropique du sultan... On venait d'envoyer deux cents canonniers pour maintenir ce beau idéal de l'administration turque.

Tout était également tranquille à Salonique et aux environs, où Aboulouboud - pacha continuait à maintenir, disait l'Observateur autrichien, une excellente police. Le tyran, parvenu à force d'argent à se faire proroger au poste qu'il ensanglantait, n'eut pas plutôt promulgué ses nouvelles lettres patentes que la consternation devint générale. Il avait attenté à toutes les fortunes, et on n'envisageait l'avenir qu'avec effroi, dans l'idée qu'il mettrait tout en œuvre pour se per

dévoilée. En attendant, nous dirons qu'un Franc établi à Smyrne a osé donner un bal pour célébrer le massacre de six mille femmes et enfants, exterminés dans cette catastrophe. Le nom de ce cannibale ne restera pas ignoré,

'Spectateur oriental, no 101.

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