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Il faut donc chercher un autre motif du peu de succès du Festin de Pierre'; et la véritable raison fut sans doute qu'on ne permit pas à Molière, qui avoit purgé le théâtre de tant de folies, d'y reporter luimême un tissu d'extravagances.

Ce n'est pas qu'il ne plaisante quelquefois agréablement dans les rôles de Sganarelle et de M. Dimanche, et qu'il n'élève sa voix avec assez de force dans le personnage admirable de don Louis; mais le tout ensemble n'étoit pas digne de passer sous la plume de notre auteur, et l'on ne peut qu'applaudir au mot ingénieux de cette femme qui dit à Molière, votre figure de don Pedre baisse la tête, et moi je la secoue.

Molière, en réussissant peu, n'eut cette fois rien à redouter de ses ennemis ordinaires; mais il s'en éleva contre le Festin de Pierre, d'une nouvelle espèce, et mille fois plus dangereux que les Somaize, les Boursault, les de Visé, et les Chalussay.

La scène d'un pauvre avec don Juan, dans laquelle Molière avoit peint, avec trop d'énergie peut-être, la scélératesse raisonnée de son héros, éleva les clameurs de ces nouveaux ennemis.

Voici cette scène très courte que M. de Voltaire nous a donnée, après l'avoir vue écrite de la main de

' De Villiers, acteur du théâtre de Bourgogne, fut plus heureux que Molière en traitant ce sujet, puisque la pièce de ce premier auteur se remontra sur le théâtre long-temps après que celle du second en eut disparu.

Molière entre les mains du fils de Pierre Marcassus ',

ami de notre auteur.

Don Juan rencontre un pauvre dans la forêt, et lui demande à quoi il y passe sa vie. A prier Dieu

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<< pour les honnêtes gens qui me donnent l'aumône. · - Tu passes ta vie à prier Dieu ? Si cela est, tu dois « être fort à ton aise.-Hélas! monsieur, je n'ai pas « souvent de quoi manger. Cela ne se peut pas; Dieu ne sauroit laisser mourir de faim ceux qui le prient du soir au matin : tiens, voilà un louis d'or, « mais je te le donne pour l'amour de l'humanité. »

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Quoique cette scène, dont les seules âmes foibles et mal instruites pouvoient se scandaliser, fût supprimée à la seconde représentation du Festin de Pierre, l'acharnement du parti qui avoit crié à l'anathème, se soutint avec toute son animosité, parce qu'il restoit dans la scène II du v. acte un portrait admirable de l'hypocrisie, qui redoubloit les craintes qu'on avoit du Tartufe.

On a vu, dans l'Avertissement de la Princesse d'Élide, que la sixième journée des Plaisirs de l'Ile Enchantée avoit été consacrée à la représentation des trois premiers actes du Tartufe. C'est cet ouvrage annoncé que redoutoient les dévots de place, c'est ce chef

Il y a quelque embarras sur cette anecdote de M. de Voltaire : c'est que Pierre Marcassus, avocat au parlement de Paris, né en Gascogne en 1584, professeur de rhétorique au collège de La Marche, mourut en 1664, et que le Festin de Pierre est de 1665.

d'œuvre de la scène françoise, dont l'approche faisoit frémir; et le médiocre ouvrage du Festin de Pierre contre lequel on lança la plus indécente satire, fut, comme on l'a dit, le prétexte que la frayeur d'être bientôt démasqué saisit avec précipitation et plus de maladresse encore.

La cabale hypocrite fit paroître, sous le nom du sieur Rochemont, des Observations sur le Festin de Pierre. A la dixième page, l'auteur se plaint de la dérision qu'on fait de tant de bons pasteurs que l'on fait passer pour des tartufes; mot terrible, qui étoit le véritable objet de la critique amère du sieur Roche

mont.

Il proteste d'abord que la passion et l'intérêt n'y ont point de part; mais bientôt on dit que notre auteur « a quelques talens pour la farce; que, quoiqu'il << n'ait ni les rencontres de Gaulthier Garguille, ni les impromptus de Turlupin, ni la naïveté de Jodelet, « ni la panse de Gros-Guillaume, ni la science du Doc<< teur, il ne laisse pas de plaire quelquefois, et de divertir en son genre.»

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De ces platitudes qu'on abrège ici beaucoup, l'auteur passe à l'injure et à la plus noire méchanceté; il invoque contre Molière la censure publique; il intéresse charitablement contre lui la sagesse de son maître et la piété de la reine, dont on annonce sans preuve « les soins continuels qu'elle prend à faire réformer

«ou supprimer les ouvrages de Molière.» Enfin il est peu d'exemples d'une satire aussi envenimée et aussi plate. Nous ne nous sommes occupés à la faire connoître qu'afin de pressentir nos lecteurs sur les obstacles qu'eut à vaincre Molière pour parvenir à faire jouer son Tartufe.

On fit aux Observations du sieur Rochemont, deux réponses, dont la seconde découvre assez nettement le motif secret de l'observateur: « A quoi songiez-vous,

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Molière, dit l'auteur de cette Lettre, quand vous

« fîtes dessein de jouer les tartufes ? Si vous n'aviez

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jamais eu cette pensée, votre Festin de Pierre ne « seroit pas si criminel.

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Cette Lettre apologétique nous apprend que Louis xiv, loin de se laisser entraîner par ces criailleries, ajouta une nouvelle pension à celle qu'il avoit déjà donnée à Molière.

Cette nouvelle faveur redoubla sans doute la haine . des faux dévots; et ce roi, protecteur déclaré de notre auteur, ce prince, à qui rien ne résistoit alors, éprouva que leur cabale étoit de ses ennemis les plus difficiles à vaincre.

C'est encore le Festin de Pierre de Molière qui paroît quelquefois sur le Théâtre françois, mais avec des changemens, et mis en vers par Thomas Corneille,

Ce nom,

inventé par Molière, avoit déjà, même avant les représentations de la pièce, la signification qu'il a conservée dans la langue.

que les hypocrites ne persécutèrent point, parce qu'il n'avoit aucune part au Tartufe.

Quelle confiance donnera-t-on en matière de goût à ces longues compilations, qu'on appelle Dictionnaires, lorsqu'on verra que Moréri et ses copistes mettent le Festin de Pierre au nombre des meilleures pièces de Molière ?

L'auteur de la Philosophie de l'esprit, page 180, dit que « rien n'est plus funeste à la morale que des pièces « de théâtre telles que le Festin de Pierre, où un mé<< chant homme n'est puni qu'après avoir porté le vice « et le crime à un point où personne ne veut aller, et « auquel même n'arrivent que très peu de scélérats. >> On voit que l'ingénieux abbé Terrasson nous a prévenu dans l'idée que nous nous sommes faite de la comédie, qui doit s'en tenir à la peinture du vice et du ridicule, et qui doit abandonner le crime à la vigilance des lois pénales.

III.

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