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la témérité littéraire d'attaquer Molière; il a même défendu ce grand homme avec autant de force que de succès, ainsi que M. Marmontel. Qu'il soit permis, après ces deux hommes célèbres, d'examiner encore les erreurs de M. R....; peut-être les combattra-t-on par d'autres raisons que les leurs, tant la cause du goût est abondante et fertile en moyens propres à la défendre.

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<«< Molière, dit M. R.... pages 54 et suivantes, n'a « point voulu corriger les vices, mais les ridicules.... « Il lui restoit à jouer celui que le monde pardonne le « moins, le ridicule de la vertu; c'est ce qu'il a fait dans le Misanthrope.... Alceste est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien; Molière lui donne un personnage ridicule.... Molière <«< a mal saisi le Misanthrope: pense-t-on que ce soit par <«< erreur? Non ; mais voilà par où le désir de faire rire .« aux dépens du personnage, le force à le dégrader « contre la vérité du caractère... » Et page 72 : « L'inten« tion de l'auteur étant de plaire à des esprits corrom« pus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu'elle prêche est plus dangereux que le mal même, <«< en ce qu'il fait préférer l'usage et les maximes du « monde à l'exacte probité, en ce qu'il fait consister « la sagesse dans un certain milieu entre le vicè et la « vertu, en ce qu'au grand soulagement des spectateurs «< il leur persuade que pour être honnête homme, il « suffit de n'être pas un franc scélérat. »

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Une espèce d'indignation s'élève, mais on la contraindra, et l'enthousiasme qu'excite le mérite de Molière dans les esprits bien faits, cédera ici à la consi

dération et à l'estime que son critique indiscret mérite

à d'autres égards.

Qu'est-ce qu'entend M. R.... par le ridicule de la vertu? Ces deux mots se détruisent mutuellement ; il falloit dire d'une vertu, privée par humeur ou par orgueil de son plus cher avantage et de sa marque la plus distinctive, celle de se faire aimer. M. R.... croiroit-il qu'une vertu douce, et qui attire à elle tous les cœurs, n'est pas la vraie et solide vertu? S'imagineroit-il qu'elle n'existe pas, parce qu'il a pu en trouver la pratique difficile et rare? Il n'y a qu'un misanthrope qui puisse donner le nom de vertu à son dégoût pour l'humanité.

Pourquoi haïr ses semblables? Pourquoi dans la société se donner un titre qui la déchire? Pourquoi Alceste, à qui Molière auroit fait pratiquer la vertu s'il avoit voulu le peindre comme un véritable homme de bien, n'est-il jamais, dans tout le cours de la pièce, ni doux, ni patient, ni juste, ni humain? Pourquoi n'y est-il au contraire que brusque, bizarre, emporté, insupportable aux autres? Pourquoi fait-il, en aimant, le choix le moins assorti et le plus ridicule? Pourquoi, malgré les sages réflexions de ses amis, est-il le jouet éternel d'une médisante et d'une coquette qui ne rassemble chez elle que des fats? Pourquoi, dans un âge mûr, où les fautes de la jeunesse deviennent presque des vices, remplit-il chez elle le personnage d'un écolier? Non, encore un coup, Alceste n'est pas, dans la rigueur du terme, un véritable homme de bien.

A quels traits M. R.... a-t-il pu le reconnoître pour tel? Est-ce au ton âcre et sans retenue dont il fait,

dans la première scène, le portrait de l'homme avec lequel il est en procès? Est-ce au souhait barbare autant qu'insensé, de voir ses juges commettre une iniquité, en lui faisant perdre sa cause, pour avoir le plaisir de les haïr et de les déchirer? Les parbleu, morbleu, tétebleu, etc. dont tous ses discours sont lardés, sont-ils des signes auxquels M. R.... reconnoisse un homme vraiment vertueux? Est-ce au courroux déraisonnable qui le transporte contre un valet trop lent à lui trouver un papier dans la scène Iv du Ive acte, que le citoyen de Genève a conçu l'estime profonde qu'il a pour ce personnage ?

Molière se connoissoit mieux en sages; rappelons ici le portrait qu'il fait des véritables gens de bien dans la scène vi du Tartufe:

Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,

On ne voit point en eux ce faste insupportable.

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Ils ne censurent point toutes nos actions,

Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections;
Et laissant la fierté des paroles aux autres,

C'est par leurs actions qu'ils reprennent les nôtres.
L'apparence du mal a chez eux peu d'appui,
Et leur âme est portée à bien juger d'autrui.

Voilà sur quelle hauteur il faut que se mesurent ceux qui aspirent au nom de sages, et si l'Alceste de Molière est bâti sur un modèle presque opposé à celui-là, ce n'est point un véritable homme de bien, parce que la vertu digne de nos respects, est toujours douce, patiente et charitable.

Molière n'a donc point conçu l'idée monstrueuse

de jouer la vertu sous le masque d'Alceste; il n'a fait le choix de ce caractère que parce qu'il étoit un foyer très étendu, sur lequel pouvoit aller se réfléchir le plus grand nombre des ridicules de son temps, qu'il vouloit faire passer sous nos yeux. Il semble que Molière ait réalisé, pour la gloire de son art, le vœu détestable de ce marault de Caligula (comme dit Montaigne), qui souhaitoit que le peuple romain n'eût qu'une tête pour la faire tomber. Utinam populus Romanus unam cervicem haberet!

L'humeur d'Alceste devoit lui servir à peindre avec chaleur ces ridicules; mais cette humeur même dans un homme aussi foible qu'un autre, étoit un excellent sujet de comédie entre les mains de notre auteur, qui, dans ce chef-d'œuvre, est bien loin d'avoir persuadé que, pour être honnête homme, il suffit de n'être pas un franc scélérat.

« Il a mal saisi le Misanthrope, » dit M. R.... Cette seconde inculpation est-elle mieux fondée que la première? c'est ce que nous allons examiner.

Le misanthrope d'une république et celui d'une monarchie sont deux personnages différens pour le mode. Si le misanthrope d'un état gouverné par un maître est un homme d'un état abject, ou s'il est élevé en dignité, l'éducation et les relations de cet individu, avec l'ordre de la société, y apporteront encore de nouvelles disparités.

Ce n'est point assez qu'un caractère soit dessiné dans la nature généralement prise. S'il est destiné à servir d'exemple, il faut qu'il soit tracé dans chaque pays et dans chaque âge, selon les mœurs données.

Le Timon des anciens n'est point notre Misanthrope. Alceste l'est autant qu'un François de son état et du dix-septième siècle ait pu le devenir; et lorsque M. de M.... osa désirer de lui ressembler, c'étoit un trait de son propre caractère ; c'étoit avouer seulement qu'avec autant d'humeur que le Misanthrope, il n'avoit pas toujours son courage pour pousser, dans toutes les occasions, les choses aussi vigoureusement que lui. Ce qui ne prouve pas que le caractère soit manqué.

Il y avoit plus de misanthropie sans doute dans le mot effrayant du maréchal d'Huxelles, qui justifioit son célibat, en disant, « qu'il n'avoit pas encore trouvé << de femme dont il voulût être le mari, ni d'homme « dont il désirât d'être le père 1. » Mais ce mot indigneroit sur la scène françoise, et plût au ciel que nos auteurs de théâtre sussent aussi bien

que Molière à quel point un caractère cesse d'être dramatique, et fait pour être présenté à une nation chez qui tous les extrêmes sont rares, et par conséquent, inutiles à

montrer.

Si le Misanthrope n'eut pas d'abord tout le succès qu'il devoit avoir, ce ne fut par aucun des raisonnemens de M. R.... Il falloit, pour les faire naître, que notre impuissance de produire nous eût réduits à ne faire que raisonner sur les productions des autres, et

* Il est singulier de trouver dans un autre maréchal de France, la même haine pour l'espèce humaine; le maréchal de Gassion disoit qu'il n'estimoit pas assez la vie pour désirer d'en faire part à quelqu'un. Ils ne faisoient cas, sans doute, que de la postérité d'Épaminondas. Je laisse à ma patrie, disoit ce général thébain, deux filles, dont le nom retentira dans toute la Grèce, les victoires de Leuctres et de Mantinée.

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