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que ce funeste goût dissertateur eût ouvert un champ libre à tous les paradoxes possibles.

On ne dut paroître indécis sur le sort de ce chefd'œuvre, que parce qu'étonné de la noblesse et de la décence du genre, le public n'osa prononcer d'abord si ce genre nouveau pouvoit être propre à ses plai

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sirs.

Cette partie de la nation qui dans nos spectacles occupe la dernière place, relativement au prix, cherche moins à admirer qu'à rire au sortir du travail et des soins pénibles de la vie; et le Misanthrope n'excitoit que le rire de l'esprit. C'est ainsi que Térence, dont les premiers ouvrages avoient eu un plein succès, échoua dans sa comédie de l'Hécire, parce qu'il avoit tenté, par ce drame, d'introduire à Rome un genre de comédie plus grave et plus sérieux.

La tradition nous apprend d'ailleurs que le sonnet d'Oronte, écrit dans le style des petits vers qui faisoient alors des réputations aux Ménage, aux Cotin, aux Montreuil, etc. etc. etc., avoit malheureusement plû au parterre, et que la honte d'avoir approuvé des sottises, l'indisposa contre l'ouvrage de Molière.

Il fallut donc le ramener par la farce du Fagotier, et bientôt il eut plus de honte encore d'avoir été peu frappé des beautés du Misanthrope, que d'avoir été séduit un instant par les jeux de mots et l'affectation puérile du sonnet.

Il faut convenir que si Molière n'avoit pas donné à Alceste une vertu qui le fit aimer, il avoit un peu relevé ce personnage, en lui donnant tout le goût dont il étoit rempli lui-même, et l'on sait qu'il ne

désavouoit pas de s'être copié, à cet égard, dans plus d'un endroit de cette comédie.

La leçon vigoureuse qu'il fait à Oronte est une des choses qui ont le plus contribué à perfectionner l'esprit de la nation; et la préférence comique d'Alceste pour la vieille chanson, sur toutes les misères à la mode, servit long-temps de boussole pour distinguer et le naturel et le vrai, d'avec la pompe fleurie de tous les faux brillans qu'on étaloit alors avec tant de confiance, et qui se reproduisent encore avec succès parmi nous.

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La tradition parle d'une querelle fort vive entre Malherbe et un jeune homme de robe qui étoit venu consulter ce poète sur quelques petits vers qu'il avoit faits, et sur lesquels ce père de notre poésie dit, sans aucun ménagement, son avis au jeune rimeur. « Avez« vous, lui dit-il, l'alternative de faire ces vers ou « d'être pendu? A moins de cela, vous ne devez pas exposer votre réputation en produisant une pièce si « ridicule. » Il est très possible que cette anecdote ait fourni à Molière l'idée de la scène excellente d'Alceste et d'Oronte.

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On veut aussi que Molière, dans le courroux plaisant d'Alceste sur l'accommodement proposé par messieurs les maréchaux entre Oronte et lui, se soit rappelé ce qu'il avoit ouï dire à Despréaux sur Chapelain. Il n'y a point de police au Parnasse, s'étoit un jour écrié le satirique, si je ne vois ce poète attaché au mont Fourchu; mais, si l'anecdote précédente est

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Turpe est sinè pignore carmen. Corn. Sever.

vraie, elle seule peut avoir inspiré à Molière ces deux

vers :

Je soutiendrai, morbleu, que les vers sont mauvais,
Et qu'un homme est pendable après les avoir faits.

M. de M.... voulant renchérir sur Alceste, osa, dit-on, avancer que l'ordre même du roi ne pourroit l'empêcher de soutenir les vers mauvais. M. de M.... se vantoit, vraisemblablement. Un ordre de Louis XIV l'auroit au moins embarrassé beaucoup; et d'ailleurs étoit-ce au protecteur déclaré de Chapelain et de Cotin de se piquer de tant de sévérité dans une décision sur des vers ?

C'étoit de lui que Despréaux avoit dit, dans sa satire à M. de Valincour:

Le ris, sur son visage, est en mauvaise humeur.

Cela prouve bien que son caractère avoit pu fournir quelques traits à Molière; mais, comme on vient de le voir, on ne pouvoit pas lui supposer le goût d'Alceste dans la scène du sonnet.

On sait que M. le duc de S. A.... plaisantant M. de M.... sur le personnage du Misanthrope, celui-ci lui répondit : « Eh! ne voyez-vous pas, mon cher duc, « que le ridicule du poète de qualité vous désigne << encore plus clairement ?» Cela pouvoit être vrai, et il y a grande apparence que Louis XIV, qui redoutoit le ridicule presque autant que Molière, trouvoit fort bon que cet auteur n'arrêtât son génie par aucune des petites considérations, dont l'oubli pourroit, dans un autre temps, perdre un homme de lettres.

Les contemporains de Molière reconnurent sans doute, et Damon le raisonneur, qui trouve toujours l'art de ne vous rien dire avec de grands discours, et le mystérieux Timante, qui, jusqu'au bonjour, vous dit tout à l'oreille, et le Géralde entêté de qualité, et l'orgueilleux Adraste, et le jeune Cléon, et son oncle Damis, qui, les bras croisés, du haut de son esprit regarde en pitié ce que chacun dit. Ce qu'il y a d'essentiel à remarquer à cet égard, c'est que Molière, dans cette galerie de portraits, ne découvre aucun vice réel et déshonorant, quoiqu'il en eût pu trouver à la cour. Fidèle aux vrais principes de son art, c'est le ridicule seul qu'il attaque, et dont il veut venger la société..

Le philosophe Plapisson, que nous avons vu si ridiculement fâché contre le succès de l'Ecole des Femmes, passe aussi pour un des modèles que s'étoit proposés Molière pour le Misanthrope; mais les preuves publiques de mauvais goût qu'il avoit données l'excluoient au moins de toute ressemblance avec Alceste, par rapport aux choses d'esprit.

A l'égard du livre abominable dont Alceste se défend dans la première scène du v acte, on sait que la cabale redoutable qu'épouvantoit l'approche du Tartufe, fit forger un libelle infâme dont elle essaya de faire passer Molière pour l'auteur; ce trait, qui lui étoit personnel, ainsi que plusieurs autres, est une preuve sans réplique que, dans le portrait du Misanthrope, il n'avoit affecté personne en particulier. Molière eût fait une satire, si tous les traits de son personnage eussent ressemblé à quelque individu; mais

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en généralisant ce caractère, il le rendoit digne de la comédie, qui n'aspire point à la licence du libelle, et il révéloit à ses successeurs le secret de son art, pour corriger les hommes sans les offenser.

On seroit tenté de passer sous silence la prétendue anecdote qui se trouve dans un manuscrit d'un M. de Tralage, conservé à la Bibliothéque Saint-Victor, no 688. Ce particulier prétend avoir appris du sieur Angelo, docteur de la Comédie italienne, que lui, docteur, avoit vu à Naples représenter un Misanthrope, qu'il en avoit fait l'extrait à Molière, et que cinq semaines après il avoit vu paroître cette même pièce sur le théâtre du Palais-Royal.

Que d'absurdités dans ce conte! le Misanthrope fait en cinq semaines, un caractère absolument dans nos mœurs, dessiné d'après une pièce napolitaine! etc. Comment le docteur Angelo est-il le seul qui ait annoncé l'existence de ce Misanthrope italien? On rougit pour M. de Tralage, de la peine qu'il a prise d'écrire de pareilles inepties.

Une des singularités du Misanthrope, c'est que le sieur de Visé, ennemi jusqu'alors de Molière, devint son apologiste, et qu'on a fait long-temps, à l'éloge qu'il fit de cette pièce, l'honneur de l'imprimer avec elle, honneur qu'il a perdu avec raison, parce que le Misanthrope est également au-dessus d'un pareil éloge et des critiques que, depuis, on s'est hasardé d'en

faire.

Quoique cette pièce soit une des mieux écrites de toutes celles de Molière, on y trouve encore quelques fautes de style. Il faut se souvenir de l'aveu qu'il fit

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