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autre chose qu'un abus de confiance, qui s'aggrave à raison de la qualité du prévenu. Or, pour constituer le délit d'abus de confiance, il ne suffit pas que le mandataire se soit servi des somines qui lui ont été confiées; le détournement momentané n'est pas celui que la loi a voulu punir: c'est le détournement frauduleux, celui qui a pour but de soustraire les deniers, qui seul constitue le délit prévu par l'article 408, Or cette fraude, ce but coupable se trahissent rarement par les faits: il faut donc en chercher les indices, non dans le seul fait matériel du détournement, mais dans sa réunion à celui de l'insolvabilité du prévenu au moment de l'exigibilité des sommes détournées; on présume que le mandataire devenu insolvable a dû connaître sa position et savoir qu'il exposait les deniers en les faisant servir à son usage personnel. Le délit n'existe donc que du jour où la restitution est déniée ou impossible, du jour où le mandataire a été mis en demeure de les restituer. Or, cette théorie doit nécessairement s'appliquer aux soustractions commises par les comptables, puisque ces soustractions ne constituent en elle-mêmes qu'un abus de confiance aggravé seulement par l'abus des fonctions qui s'y réunit.

Les lois pénales de Naples font une distinction qu'il est utile de faire connaître. L'art. 216 punit du deuxième degré de la peine des fers, c'est-à-dire de 7 à 15 ans, le percepteur, le chargé d'une perception, le dépositaire de deniers publics qui a détourné ou soustrait les deniers publics ou privés remis en son pouvoir à raison de ses fonctions; et l'art. 217 ajoute: « Toutes les fois que le détournement ou la soustraction n'a pas eu pour objet un lucre illicite, mais que les deniers, les effets de crédit on les effets mobiliers auront été employés, sans ordre de celui qui en a le droit, à un usage public différent de leur destination, le coupable sera puni de six à dix ans d'interdiction des fonctions publiques. » Cette incrimination accessoire ne nous semble pas fondée. Le comptable qui emploie les fonds dont il est dépositaire à un usage différent de l'objet auquel ils étaient destinés, commet une infraction à ses devoirs qui peut le rendre passible, soit d'une mesure disciplinaire, soit de dommages-inté rêts, mais ne se rend coupable ni d'un crime ni d'un délit ; car ce que la loi veut punir, c'est le détournement des fonds, et ce détournement ne peut avoir les caractères d'un délit qu'au

[1] L. 9, § 9, Dig. ad leg. Jul. de peculatu.

tant qu'il est accompagné de l'intention de les soustraire. D'après les dispositions de notre Code, l'usage des fonds déposés, fait sans intention de nuire, pour un objet non déterminé par le gouvernement ou le propriétaire des fonds, ne rentre point dans les termes de l'article 169.

L'art. 169 ne s'applique pas seulement au détournement des deniers publics, il comprend encore celui des deniers privés, qui sont déposés entre les mains des fonctionnaires en vertu de leurs fonctions. Nous avons vu qu'il en était ainsi dans le droit romain: non solùm pecuniam publicam sed etiam privatam crimen peculatús facere [1]. Dans notre ancien droit, au contraire, le détournement de deniers publics par un officier public n'était point un crime de péculat, mais bien une concussion, une exaction ou un vol [2]. Dans l'une ou l'autre de ces hypothèses, une question préjudicielle doit nécessairement être jugée avant toute déclaration de culpabilité.

S'il s'agit d'un détournement de deniers publics, et que le prévenu conteste et nie l'existence d'un déficit quelconque dans la caisse, il est évident qu'il ne peut être condamné qu'autant que ce déficit est régulièrement reconnu. En effet, s'il n'était pas reliquataire, il n'y aurait pas eu de détournement. Mais quelle est l'autorité compétente pour prononcer sur cette situation administrative du prévenu? Il nous semble que ce pouvoir ne peut appartenir qu'à l'autorité qui vérifie et juge habituellement sa comptabilité, et sous les ordres de laquelle il se trouve placé. La justice risquerait de s'égarer et elle s'investirait d'un pouvoir étranger, si elle se livrait à l'examen de la comptabilité du préposé, et qu'elle cherchât à constater les chiffres de ses recettes. Mais, en s'arrêtant devant les droits de l'administration, elle n'est enchaînée par la déclaration de celleci que dans le seul cas où cette déclaration ferait disparaître le déficit qui forme la base du délit; car si le fait matériel du reliquat est déclaré à la charge du prévenu, il appartient alors au juge criminel d'apprécier la moralité de ce fait matériel. Cette distinction, qui pose une limite entre les deux pouvoirs judiciaire et administratif, et que nous aurons lieu d'examiner plus tard en la suivant dans d'autres applications, a été, dans notre espèce, consacrée par un arrêt de la Cour de cassation qui a annulé le jugement d'un conseil de guerre :

[2] Muyart de Vouglans, p. 157.

« attendu que l'accusé était poursuivi pour fait de dilapidation de deniers publics, mais qu'il n'en pouvait être déclaré coupable qu'autant qu'il aurait été préalablement décidé par l'autorité compétente qu'il était reliquataire dans les comptes de sa gestion; qu'il avait requis un examen préjudiciel de sa comptabilité, et que néanmoins, sans qu'il eût été définitivement prononcé, le conseil de révision a déclaré la compétence de la juridiction militaire, ce qui a été une violation des règles de la compé tence [1]. >>

S'il s'agit d'un détournement de deniers privés, et que le fonctionnaire nie que ces deniers aient été déposés entre ses mains, le premier acte des poursuites doit être d'établir le fait de ce dépôt. En règle générale, les tribunaux criminels peuvent connaître des contrats dont la violation constitue un délit ; c'est ainsi qu'ils sont compétents pour juger la question préjudicielle de l'existence d'une convention, lorsque cette convention est déniée par la personne qui est inculpée de l'avoir violée. En effet, le juge compétent pour statuer sur un procès doit l'être nécessairement pour connaître des questions incidentes qui surgissent dans ce procès, encore bien que ces questions fussent sorties du cercle de sa compétence, si elles lui avaient été proposées principalement [2]. Ce principe, qui a pris sa source dans les lois romaines [3], ne peut être en général contesté, puisque autrement l'action judiciaire serait arrêtée à chaque pas de la procédure; mais son application reçoit une véritable limite en ce que le juge criminel demeure soumis, pour la recherche et l'admission des preuves, à toutes les règles qui sont imposées aux tribunaux civils. Si les délits, en effet, sont susceptibles de toute espèce de preuves, il n'en est plus ainsi quand le délit est, non pas dans le contrat lui-même, mais dans la violation de ce contrat ; car la convention forme alors un fait distinct du délit, et qui dès lors ne peut être prouvé, lorsqu'il est dénié, que par les preuves que la loi a appliquées aux conventions Les art. 1341 et 1347 du Code civil, qui fixent ces preuves, sont des principes généraux qui ne peuvent ployer parce qu'ils sont invoqués devant tel ou tel juge, et qui dominent toutes les juridictions.

[1] Arr. cass. 15 juill. 1819, Bull. p. 244; Dalloz, t. 3, p. 359. (En Belgique c'est aux tribunaux militaires qu'il appartient, en pareil cas, de vérifier la comptabilité du prévenu.)

[2] Notes manuscrites de M. le président Barris,

Un auteur, M. Legraverend, a cependant pensé qu'une exception devait être faite à ces règles à l'égard des dépositaires publics : « Tous les genres de preuves, dit-il, peuvent être employés pour prouver leur culpabilité, et le Code pénal contient à leur égard des dispositions spéciales. La confiance obligée qui résulte de leurs fonctions, de leur qualité, de leur caractère, devait trouver dans la loi une garantie contre la facilité qu'ils ont d'en abuser, et des peines sévères ont en conséquence été décernées en pareil cas [4]. » Ces lignes nous semblent contenir une étrange confusion. Sans doute la loi pénale a dû punir l'infidélité des dépositaires publics de peines plus graves que celle des dépositaires volontaires; mais la gravité du délit est évidemment indépendante de la forme et de la nature des preuves admissibles pour constater le dépôt de ce que la culpabilité est plus ou moins intense, il ne s'ensuit pas que les règles relatives à ces preuves doivent être modifiées. Il est ensuite inexact de dire que des dispositions spéciales aient été établies pour prouver les soustractions commises par les dépositaires publics : les art. 169 et suivants sont muets à ce sujet; et dès lors la règle générale, qui proscrit la preuve testimoniale des contrats hors des cas prévus par la loi civile, s'étend aux dépôts faits entre les mains de ces officiers, comme aux autres dépôts. Et quelle serait enfin la raison de l'exception? Ne serait-il pas à craindre, dans cette hypothèse aussi bien que dans l'autre, que les parties ne cherchassent à se procurer, par la voie de la plainte, un genre de preuve que les tribunaux civils n'auraient point admis, si elles eussent porté leurs réclamations devant eux ? Ne serait-il pas à craindre que les comptables publics ne fussent également exposés à des poursuites qui n'auraient pour fondement que de vaines allégations? Les deux espèces sont identiques, et les motifs de décision sont les mêmes; la distinction proposée n'a donc aucune base solide.

Ainsi, lorsqu'une plainte en détournement de deniers est portée contre un comptable public, il faut distinguer si le dépôt des deniers est reconnu ou dénié par celui-ci. En cas de dénégation, la partie est astreinte à fournir

no 306; arr. cass. 7 therm. an xm ; 11 févr. 1812; 25 mai 1816;2 déc. 1813; Dalloz, t. 6, p. 79 et suiv. [3] L. 3, C. de judiciis; l. 1, C. de ordine judi

ciorum.

[4] Législ. crim. t. 1, p. 41.

la preuve écrite ou un commencement de preuve par écrit du dépôt ; et, si cette preuve ne peut être administrée, il en résulte une fin de nonrecevoir que le juge criminel doit se borner à reconnaître, en déclarant soit la partie civile, soit le ministère public, non recevable quant à présent dans sa plainte.

L'art. 173 prévoit une deuxième espèce de soustraction qui ajoute à l'incrimination de l'art. 169 une incrimination supplétive; il déclare coupable du même crime : « tout juge, administrateur, fonctionnaire ou officier public qui aura détruit, supprimé, soustrait ou détourné les actes et titres dont il était dépositaire en cette qualité, ou qui lui auront été remis ou communiqués à raison de ses fonctions; tous agents préposés ou commis soit du gouvernement, soit des dépositaires publics, qui se seront rendus coupables des mêmes soustractions. >>

Ces deux articles diffèrent en plusieurs points: l'art. 169 s'applique spécialement aux comptables publics, l'art. 173 aux fonctionnaires et aux officiers publics; le premier ne s'attache qu'au détournement de deniers, et, s'il mentionne la soustraction de pièces, titres, actes, effets mobiliers, c'est qu'il suppose à ces pièces et effets une valeur monétaire, puisque la peine est graduée d'après cette valeur même; le deuxième ne parle, au contraire, que de la soustraction des actes et titres qui, quelle que soit leur importance, n'ont point une valeur déterminée et précise; aussi la loi n'a point pris cette valeur en considération dans la gradation de la peine. Enfin, l'art. 169 ne s'occupe que du détournement et de la soustraction des pièces et actes, l'art. 173 prévoit de plus leur soustraction ou leur suppression. De là, plusieurs règles particulières à l'art. 173.

:

D'abord, en parlant d'actes et de titres, il est évident que la loi a entendu parler d'actes utiles dont la soustraction ou la perte pût nuire à des tiers ainsi, par exemple, s'il s'agissait de la copie d'un titre ou d'un acte dont l'original existât, le détournement de cette copie ne 'pourrait constituer un erime qu'autant qu'on s'en serait servi pour produire un préjudice; car la perte seule ne pourrait léser aucun droit.

En deuxième lieu, il est nécessaire que l'action judiciaire, dans cette hypothèse comme dans la première, constate l'intention coupable de l'agent si la perte de la pièce est le fruit d'une simple négligence, si le magistrat auquel une procédure a été communiquée n'est coupable que de n'avoir pas assez veillé à sa

conservation, il n'y aurait ni crime ni délit. Il convient même de remarquer à ce sujet que l'art. 254, qui punit d'une peine correctionnelle les dépositaires publics qui par leur négligence ont donné lieu à la soustraction d'un acte, ne s'applique qu'aux gardiens, archivistes, greffiers et autres officiers qui sont spécialement chargés de veiller à la garde d'un dépôt public; mais cette responsabilité n'a point été étendue aux autres fonctionnaires auxquels des actes ou des titres sont momentanément confiés à raison de leurs fonctions; ils doivent sans doute veiller avec le même soin à leur conservation, mais ce devoir est moins impérieux, parce que cette surveillance n'est pas l'objet principal de leurs fonctions.

Il faut enfin que le fonctionnaire ou l'officier public ait reçu le dépôt des actes et titres en sa qualité et à raison de ses fonctions: ce n'est que dans ce cas, en effet, qu'il commet le double délit d'abus de confiance et d'abus de ses fonctions, qui élève le fait au rang des crimes. Mais il n'est pas nécessaire, ainsi que l'exigeait le Code de 1791, que la communication ou la remise ait eu lieu en vertu d'une confiance nécessaire la loi n'a point formulé cette condition. Aussi il a été jugé que la remise faite de confiance par un greffier à un avoué d'un procès-verbal d'ordre, rentrait dans les termes de l'art. 173, et par conséquent que la destruction de deux contredits compris dans ce procès-verbal constituait le crime qu'il punit [1]. Dans cette espèce, toutefois, la loi n'ordonnait point cette remise, mais elle avait été motivée à raison des fonctions de l'avoué, et par suite de la confiance qu'elles inspiraient.

L'art. 173 s'applique, non-seulement aux juges, aux administrateurs, aux fonctionnaires, mais encore aux officiers publics; nous avons indiqué précédemment la différence qui sépare ces expressions. La jurisprudence a jugé que les officiers ministériels, et particulièrement les avoués, devaient être compris dans la classe des officiers publics : « attendu qu'ils sont officiers établis près les tribunaux et nommés par le roi pour représenter en justice les parties de qui ils sont chargés d'instruire et faire juger les procès; qu'ils sont assermentés ; que les particuliers qui ont des procès civils, soit en demandant, soit en défendant, sont forcés de recourir à leur ministère, et que dès lors ils

[1] Arr. cass. 10 mai 1823 (cité par Bourguignon, Jur, des Cod. crim., t. 3. p. 176).

sont officiers publics par cela même qu'ils sont officiers ministériels [1]. »

L'art 169 n'inculpe que le commis à une perception. L'art 173 étend encore plus loin son incrimination; il y comprend les agents, préposés ou commis soit du gouvernement, soit des dépositaires publics. Cette différence n'est qu'une conséquence du but divers que ces deux articles se sont proposés : là il ne s'agissait que des comptables et de leurs préposés, ici de tous les agents secondaires qui sont placés sous les ordres des fonctionnaires publics, et qui, dépositaires de la même confiance, doivent supporter la même responsabilité. La Cour de cassation a rangé dans cette catégorie le facteur de la poste aux lettres qui soustrait les effets renfermés dans une lettre qu'il est chargé de distribuer. [2].

Enfin l'art. 173 prévoit, non-seulement la soustraction et le détournement des actes et titres, mais encore leur suppression et leur des truction. Or, dans ce dernier cas, la preuve testimoniale est sans aucun doute admissible, et dès lors aucune question préjudicielle ne vient se placer au devant de l'action. En effet, ce qu'il s'agit de prouver ici, ce n'est point l'existence d'une convention, mais bien celle d'un fait ma→ tériel, le fait de la destruction ou de la suppression de l'acte de cette convention. A la vérité, la preuve de cette destruction suppose la préexistence de l'acte. Mais la preuve testimoniale pourrait être étendue même à ce fait préjudiciel; car on ne pourrait opposer à la partie lésée la disposition de l'article 1341 du Code civil, puis qu'elle s'était conformée au vœu de cet article, et qu'il n'a pas été en son pouvoir de prendre la preuve littérale du fait qui a détruit la preuve de la convention [3].

Nous passons maintenant à l'examen des pénalités que la loi a attachées à ces différents faits.

L'article 169 porte la peine des travaux forcés à temps, « si les choses détournées ou soustraites sont d'une valeur au-dessus de trois mille francs. » L'article 170 imprime la même importance à d'autres circonstances: «La peine des travaux forcés à temps aura lieu également, quelle que soit la valeur des deniers ou des effets détournés ou soustraits, si cette valeur égale ou excède soit le tiers de la recette ou du dépôt,

[1] Voy. p. 89, le même arrêt (10 mai 1823). [2] Arr. 23 avril 1813; S. 1817, 321. [3] Voy, dans ce sens Merlin, Questions de droit, vo suppression de titres, § 1er; Toullier, t. 9,

s'il s'agit de deniers ou effets une fois reçus ou déposés, soit le cautionnement, s'il s'agit d'une recette ou d'un dépôt attaché à une place sujette à cautionnement, soit enfin le tiers du produit commun de la recette pendant un mois, s'il s'agit d'une recette composée de rentrées successives et non sujette à cautionnement. » Si la chose détournée n'atteint par sa valeur ces diverses limites, le détournement perd son caractère de crime, et n'est plus qu'un simple délit correctionnel; c'est ce qui résulte de l'article 171, ainsi conçu : « Si les valeurs détournées ou soustraites sont au-dessous de trois mille francs, et en outre inférieures aux mesures exprimées en l'article précédent, la peine sera un emprisonnement de deux ans au moins et de cinq ans au plus, et le condamné sera de plus déclaré à jamais incapable d'exercer aucune fonction publique. » Enfin l'article 172 complète ce système de pénalité; il porte : « Dans les cas exprimés aux trois articles précédents, il sera toujours prononcé contre le condamné une amende dont le maximum sera le quart des restitutions et indemnités, et le minimum le douzième. >>

Cette peine progressive a pris sa source dans la déclaration du 5 mai 1690 portant: « Tous commis aux recette générales et particulières, caissiers et autres ayant maniement des deniers de nos fermes, lesquels seront convaincus de les avoir emportés, seront punis de mort, lorsque le divertissement sera de 3,000 livres et audessus, et de telle autre peine afflictive que nos juges arbitreront, lorsqu'il sera au-dessous de trois mille livres. » On voit que si la loi nouvelle n'a pas conservé les mêmes châtiments, elle a du moins emprunté à cet édit, et le système progressif de la peine, et la limite qui sépare les deux termes de cette peine.

Le projet du Code, où cette théorie se trouvait exposée, donna lieu à de nombreuses objections. La peine, disait-on, ne devait pas dépendre de la valeur de la chose soustraite : ce n'est pas cette valeur, mais l'action du vol en ellemême qui doit lui servir de base Le même fait peut-il, parce que le préjudice s'élève à un franc de plus ou de moins, changer de nature et devenir, suivant le chiffre définitif du reliquat, soit un délit, soit un crime? Dans les vols qui n'in

p. 257; arr. cass. 4 oct. 1816, 21 oct. 1824 et 15 mai 1834; Dalloz, t. 21, p. 231, t. 27, p. 4; S. 1834, 1,573.

téressent point l'Etat, le plus ou moins de valeur des objets soustraits rend-il le délit plus ou moins grave? Pourquoi cette exception pour les vols faits à la généralité des citoyens [1]? A ces objections, reproduites dans le Conseil d'état par Cambacérès, M. Berlier répondit : « que dans la stricte rigueur des principes, l'argent que l'on tient ou reçoit pour autrui est un dépôt sacré, et auquel on ne peut toucher sans devenir coupable; mais cette culpabilité ne peut-elle même se graduer de manière que le dépositaire imprudent qui n'aura détourné qu'une très- faible partie du dépôt, et souvent pour subvenir aux besoins de sa famille et avec espoir de remplacement, soit puni moins gravement que celui qui emporte frauduleusement toute sa recette? La législation pénale irait au-delà de son but, si elle ne prenait pas en considération jusqu'à un certain degré la fragilité humaine, et si elle punissait également des délits inégaux. Enfin, il y a une raison politique qui seule devrait faire admettre la modification proposée. En effet, si la soustraction légère et partielle est punie aussi rigoureusement que la soustraction totale, le coupable n'aura pas d'intérêt à s'arrêter, il soustraira tout, et le seul résultat de l'assimilation parfaite sera d'enlever à la fortune publique et particulière une partie de ses garanties [2]. »

En thèse générale, la gravité du préjudice est un des éléments de la gravité de la peine; cette règle est gravée dans la conscience humaine, qui ne placera jamais sur la même ligne l'agent qui n'a soustrait qu'un objet minime, et celui qui s'est emparée de valeurs considérables; non seulement la lésion, non-seulement l'alarme de la société ne sont pas les mêmes, mais la criminalité cHe-même semble refléter des degrés divers suivant les résultats mêmes de l'action, soit parce que l'agent n'a pas mis la même puissance de volonté dans l'exécution du crime, soit parce que l'exiguité du dommage ne révèle qu'une immoralité incertajne et peu dangereuse pour l'ordre social. A la vérité, quand il s'est agi des vols commis au préjudice des particuliers, la loi pénale, soit difficulté de poser une limite rationnelle, soit crainte d'introduire un système nouveau de répression, est restée muette sur cette circonstance modificative de la criminalité, et l'a reléguée au nombre des circonstances atténuantes: nous nous occuperons de ce point dans

le chapitre que nous avons consacré à la théorie générale du vol mais, dans notre espèce, il est impossible de révoquer en doute la justesse de l'application du principe; une différence qui saisit aussitôt la conscience, sépare l'agent qui, dans l'espoir même déçu plus tard de le réparer, fait un léger emprunt à la caisse dont il est le dépositaire, et celui qui s'enfuit avec toutes les sommes qui lui ont été confiées; une différence moins grave, mais également certaine, se fait encore remarquer entre le fonctionnaire qui n'a détourné qu'une faible somme et celui dont les détournements successifs et habilement calculés ont creusé un vaste déficit. Telles sont les distinctions qui se trouvent formulées par les deux degrés de la peine. On a objecté qu'il est illusoire de faire dépendre d'un franc de plus ou de moins dans le préjudice, l'évaluation morale du fait. Mais cette objection s'appliquerait à toutes les limites, et cependant il est nécessaire de poser des lignes de démarcation entre les différentes nuances de la criminalité; c'est ainsi qu'en matière d'âge, un jour de plus ou de moins change la nature du fait et la quotité de la peine. Ce qu'on doit exiger de la loi, c'est que la limite soit prise dans la nature des choses, qu'elle soit l'expression d'une différence morale entre les deux catégories de faits qu'elle sépare; et, sous ce rapport, nulle objection ne s'est élevée contre les limites posées par les articles 169 et 170.

Mais, sous un autre rapport, il nous semble qu'une critique est permise: lorsque le même fait subit deux qualifications différentes, et que cette distinction est uniquement puisée dans la quotité du dommage causé, il est naturel que le terme supérieur du délit soit puni du degré immédiatement supérieur de la peine. Or, dans l'espèce des art. 169 et 170, les deux termes du même fait sont séparés par un double degré dans la pénalité : si le dommage n'atteint pas 3,000 fr., la peine n'est qu'un simple emprisonnement; s'il est supérieur à cette somme, s'élève tout d'un coup jusqu'aux travaux forcés, au lieu de s'arrêter à la reclusion : cette brusque transition d'une faible peine à une peine très-grave semble blesser la juste proportion qui doit marquer les divers dégrés de la culpabilité. Sans doute, si certaines soustractions sont suffisamment réprimées par un emprisonnement, il en est d'autres assez graves pour motiver la peine

elle

[2] Procès-verbaux du Conseil-d'état, séance du

[1] Observations sur le projet du Code criminel par les tribunaux criminels du Doubs, de la Haute- 5 août 1809. Garonne et du Var.

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