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S'il s'est accoutumé, dans l'école, à supputer les avantages matériels qu'il espère recueillir en sortant, les places lucratives, les traitements élevés, les mariages à argent, et si l'exemple d'un grand nombre de ses émules entretient en lui cette fièvre cupide ;

S'il s'est créé pour l'avenir une position équivoque où, se croyant au-dessus des classes (1) modestes dont il est sorti, ne pouvant s'élever jusqu'aux autres, poussé en haut par l'orgueil, repoussé en bas par la nécessité, incapable à la fois de monter et de descendre il sera presque toujours malheureux, toujours ridicule;

Si, à la sortie de l'école normale, l'autorité qui avait jusque-là veillé sur lui l'abandonne tout à coup sans autre protection que la surveillance générale qu'elle exerce sur l'instruction primaire, et si elle souffre qu'à l'époque de la vie où l'on a le plus grand besoin d'être dirigé, et dans un âge si voisin de l'enfance, il soit chargé de conduire seul une grande école ;

Si, s'abusant sur l'instruction qu'il croit avoir reçue, il prend en haine ses fonctions assujettissantes, et si, lié par l'engagement qu'il a dû contracter pour dix années, il porte impatiemment ce joug, jusqu'au moment où il pourra tirer parti de ce qu'il appelle ses talents, et souvent les mettre au service de quelques mauvaises passions;

(1) En France, il n'y a que des individus, il n'y a point de classes. On me permettra cependant, de temps en temps, d'employer cette expression, nécessaire pour exprimer clairement ma pensée.

Ou si, contraint de rester dans cette servitude, il devient, comme pour s'en venger, un de ces hommes remuants que toute supériorité importune, et qui répandent autour d'eux le fiel qui les dévore; si l'influence que ses fonctions lui donnent tourne ainsi au profit de la désorganisation politique ou morale, et fait de son école le foyer d'une agitation secrète ;

Ou si, enfin, sans se rendre aussi coupable, s'attaquant seulement aux hommes et non aux principes, cherchant dans des luttes incessantes contre l'autorité civile ou religieuse un aliment à son orgueil, il répand autour de lui l'insoumission, la désunion, le trouble:

Les écoles normales, qui l'ont formé, ont-elles rendu un service à la morale? Ont-elles préparé une bonne éducation à la jeunesse? Ont-elles répondu aux vœux du pays?

Je ne veux rien exagérer, mais je dois parler avec franchise. Les tendances que je viens de signaler ne sont pas purement imaginaires: faibles encore, elles n'en ont pas moins déjà sur quelques points affligé les hommes les plus dévoués à la propagation de l'enseignement populaire.

Mais, je le répète, elles viennent à peine de poindre ; et une organisation améliorée des écoles normales peut les anéantir dès leur principe.

Cette réforme est pour l'État un dévoir impérieux; disons plus : ce devoir est d'autant plus sacré pour lui, que c'est lui-même qui naguère a créé le mal dont il commence à souffrir.

Avant les nouvelles lois qui régissent les écoles, l'instruction primaire en France était généralement assez faible, mais elle était pure.

L'instituteur, dans les campagnes, était un villageois semblable aux autres, ne sachant guère que le peu qu'il était chargé d'enseigner. Son innocent orgueil de chantre et de calligraphe était toujours exempt de fiel. Humble acolyte du ministre des autels, un reflet de la sainteté du sacerdoce honorait ses fonctions, et le distinguait de la foule sans l'élever au-dessus d'elle. On ne lui reconnaissait d'autre privilége que l'obligation de mieux observer des devoirs qu'il était censé mieux connaître. Un travail manuel remplissait utilement les heures que l'école et l'église n'occupaient pas. Son fils, formé par lui, le secondait dans ses fonctions, dont il héritait plus tard. Souvent plusieurs générations de ces hommes pieux se succédaient dans la même école. S'ils répandaient autour d'eux peu de lumières, du moins ils communiquaient aisément à l'enfance les vertus simples et fortes dont ils avaient l'habitude.

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Me permettra-t-on de citer, en passant un fait ? Il y a quelques années, un homme chargé d'une de ces inspections provisoires par lesquelles on préparait la régénération de l'instruction primaire, trouva dans un hameau, pendant les jours de vacances, l'instituteur occupé à faire des sabots. Grande fut l'indignation de ce délégué du ministre : reproches, menaces rapports officiels, articles dans les journaux, rien ne

fut épargné. Et cependant, aux yeux de l'inspecteur, le travail, sous quelque forme qu'il se présentât, ne devait-il pas toujours être une chose sainte? Ne voyait-il pas que cette main qui s'occupait utilement, ne s'était certainement jamais ni levée pour le parjure, ni armée d'une plume pour quelque attaque anonyme? Ne comprenait-il pas surtout que l'instituteur donnait à ses élèves un excellent exemple, et qu'aucun d'entre eux, en voyant l'occupation que s'imposait son maître, n'aurait rougi de la sienne?

Tels étaient alors les instituteurs. Dans leur obscure et laborieuse existence, ils ne pouvaient ni faire ni même connaitre que le bien.

Les choses cependant ne pouvaient durer toujours ainsi ; la France réclamait des instituteurs plus habiles. L'État a dû créer les écoles normales (1), mais par là même il a fait naître des dangers, et il doit les combattre.

Ces jeunes gens qui eussent été pieusement élevés dans une modeste école, et qui eussent fait leur apprentissage en consacrant à seconder leur instituteur les heures que laissait libres le travail des champs, on les appelle à la ville; on les enlève à la vie innocente des campagnes (innocente du moins encore, quoi qu'en disent quelques esprits prévenus, qui jugent la campagne d'après la lisière impure qui entoure les

(1) Il y avait en France, avant 1833, quelques écoles normales. L'historique de leur fondation se trouve dans le rapport de M. Guizot, adressé au roi, sous la date du 3 mars 1833.

villes et qui vaut moins qu'elles ); on les oblige de quitter avec le foyer paternel les habitudes de travail manuel et de pauvreté austère.

Non-seulement on les appelle dans les villes, mais on les y réunit ensemble; car une impérieuse nécessité l'exige. Les isoler, ce serait les perdre, et, comme nous le verrons plus tard, tout externat normal doit être proscrit. Les voilà donc rassemblés dans la même enceinte, et formant ce qu'on appelle un pensionuat. Or rien n'est plus dangereux.

Ce que je vais dire reçoit sans doute des exceptions là où une surveillance infatigable est secondée par une organisation habile. Mais c'est cette organisation qu'il s'agit d'établir, c'est cette surveillance qu'il est question d'activer. Ne craignons donc pas d'examiner combien l'une et l'autre sont nécessaires.

En général, toute agrégation de jeunes gens, retenus sous la loi d'une vie commune, est plus féconde pour le mal que pour le bien. Entre toutes ces idées, entre tous ces sentiments, que le temps n'a pas encore mûris, et que le hasard fait bouillonner ensemble, il s'établit une fermentation que l'on doit suivre avec une attention inquiète.

Les mauvais penchants se cachaient d'abord dans les plus secrets replis de l'àme, où ils eussent bientôt péri, étouffés par les bons; mais existe-t-il autour d'eux quelque penchant semblable, ils l'ont bientôt deviné par une sorte de sympathie fatale. Cette même sympathie les enhardit, les attire les uns vers les autres,

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