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lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en montrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise?

Qui démêlera cet embrouillement? La nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatistes. Que deviendrez-vous donc, ô homme, qui cherchez votre véritable condition par votre raison naturelle? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes, ni subsister dans aucune. Voilà ce qu'est l'homme à l'égard de la vérité.

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Considérons-le maintenant à l'égard de la félicité qu'il recherche avec tant d'ardeur en toutes ses actions. Car tous les hommes désirent d'être heureux cela est sans exception. Quelque différents moyens qu'ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l'un va à la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tuent et qui se pendent. Et cependant, depuis un si grand nombre d'années, jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets; nobles, roturiers; vieillards, jeunes; forts, foibles; savants, ignorants; sains, malades, de tout pays, de tout temps, de tous âges et de toutes condi

tions.

Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme devroit bien nous convaincre de l'impuissance où nous sommes d'arriver au bien par nos

efforts : mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement semblable, qu'il n'y ait quelque délicate différence; et c'est là que nous attendons que notre espérance ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l'espérance nous pipe; et de malheur en malheur, nous mène jusqu'à la mort, qui en est le comble éternel.

C'est une chose étrange, qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait été capable de tenir la place de la fin et du bonheur de l'homme, astres, éléments, plantes, animaux, insectes, maladies, guerres, vices, crimes, etc. L'homme étant déchu de son état naturel, il n'y a rien à quoi il n'ait été capable de se porter. Depuis qu'il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paroître tel, jusqu'à sa destruction propre, toute contraire qu'elle est à la raison et à la nature tout ensemble

Les uns ont cherché la félicité dans l'autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés. Ces trois concupiscences ont fait trois sectes; et ceux qu'on appelle philosophes n'ont fait effectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus approché ont considéré qu'il est nécessaire que le bien universel, que tous les hommes désirent, et où tous doivent avoir part, ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur, par le manque de la partie

qu'il n'a pas, qu'elles ne le contentent par la jouissance de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devoit être tel, que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne pût le perdre contre son gré. Ils l'ont compris; mais ils n'ont pu le trouver et au lieu d'un bien solide et effectif, ils n'ont embrassé que l'image creuse d'une vertu fantastique.

Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur dans nous. Nos passions nous poussent au-dehors, quand même les objets ne s'offriroient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux-mêmes et nous appellent, quand même nous n'y pensons pas. Ainsi les philosophes ont beau dire: Rentrez en vousmême, vous y trouverez votre bien on ne les croit pas; et ceux qui les croient, sont les plus vuides et les plus sots. Car qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent les stoïciens, et de plus faux que tous leurs raisonnements? Ils concluent qu'on peut toujours ce qu'on peut quelquefois; et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire quelque chose à ceux qu'il possède, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux, que la santé ne peut imiter.

L'a

H.

guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se

sont partagés en deux sectes. Les uns ont vouliż renoncer aux passions et devenir dieux; les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes. Mais ils ne l'ont pas pu, ni les uns, ni les autres ; et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l'injustice des passions, et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent; et les passions sont toujours vivantes dans ceux mêmes qui veulent y

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Voilà ce que peut l'homme par lui-même et par ses propres efforts à l'égard du vrai et du bien. Nous avons une impuissance à prouver, invincible à tout le dogmatisme : nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme. Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misère. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et nous sommes incapables et de certitude et de bonheur. Ce désir nous est laissé, tant pour nous punir que pour nous faire sentir d'où nous sommes tombés.

IV.

Si l'homme n'est pas fait pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu en Dieu ? Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ?

V.

L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est ví

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siblement égaré, et sent en lui des restes d'un état heureux, dont il est déchu, et qu'il ne peut recouvrer. Il cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.

C'est la source des combats des philosophes, dont les uns ont pris à tâche d'élever l'homme en découvrant ses grandeurs, et les autres de l'abaisser en représentant ses misères. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que chaque parti se sert des raisons de l'autre pour établir son opinion. Car la misère de l'homme se conclut de sa grandeur, et sa grandeur se conclut de sa misère. Ainsi les uns ont d'autant mieux conclu la misère, qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur; et les autres ont conclu la grandeur avec d'autant plus de force, qu'ils l'ont tirée de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n'a servi que d'un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c'est être d'autant plus misérable, qu'on est tombé de plus haut : et les autres au contraire. Ils se sont élevés les uns sur les autres un par cercle sans fin : étant certain qu'à mesure que les hommes ont plus de lumière, ils découvrent de plus en plus en l'homme de la misère et de la grandeur. En un mot, l'homme connoit qu'il est misérable. Il est donc misérable, puisqu'il le connoit; mais il est bien grand, puisqu'il connoit qu'il est misérable.

Quelle chimère est-ce donc que l'homme! Quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction Juge de toutes choses; imbécille ver de

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