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LE

COMTE DE CAVOUR

ET LE PRINCE DE BISMARCK

Les hommes d'État appelés à laisser derrière eux une trace lumineuse surgissent-ils des événements, ou bien les provoquent-ils par la puissance de leur génie? Ces deux conjectures sont, nous semble-t-il, également admissibles. Supprimez les égarements de la révolution française, supposez qu'elle se fût renfermée dans les limites de son premier programme, des cahiers remis aux députés envoyés aux États généraux, et Napoléon vraisemblablement ne se serait pas incarné dans Bonaparte; il n'eût pas été le grand empereur. Ses immenses et prodigieuses facultés se seraient déployées sur un autre terrain et l'auraient certainement porté au plus haut rang; mais il aurait servi le trône sans l'occuper. A la place du grand Frédéric mettez un prince de sa race moins doué, moins ambitieux, et la Prusse n'eût pas conquis le rang de grande puissance auquel elle s'est

élevée sous son règne; la Silésie ferait encore partie de l'empire des Habsbourg. A tout considérer, il est donc vrai de dire que les événements et les hommes qui en assument la direction se développent et grandissent simultanément. Si l'homme est à la hauteur de sa tâche, les événements sous sa main se dégagent et le poussent à des sommets exclusivement accessibles aux prédestinés, venus pour accomplir de grandes choses. Ces triomphateurs sont alors acclamés par leurs contemporains, troublés et éblouis par le succès. Mais le temps efface ou atténue le côté merveilleux des choses, et les générations suivantes, à la distance où elles sont placées, peuvent en porter un jugement plus indépendant, plus pondéré; c'est, dès lors, la postérité écrivant, sans passion, l'histoire des temps passés. Il est acquis en effet que les témoins des perturbations politiques ou sociales en sont les appréciateurs les moins compétents, et que la vérité n'apparaît dans tout son éclat qu'à leurs descendants. Il n'est pas moins utile, au lendemain des grandes crises, de recueillir les impressions qui ont frappé les esprits et d'en déterminer le caractère dans la mesure des informations que l'on possède. Une pareille étude offre un intérêt particulier si l'on peut procéder par voie de comparaison. Or, dans le cours de la seconde moitié de ce siècle, deux hommes, l'un au nord, l'autre au midi de l'Europe, ont entrepris, chacun de son côté, une œuvre immense qu'ils ont conduite à bonne fin, œuvre qui a fondé, sur de nouvelles bases, l'équilibre général et sensiblement modifié la situation respective

et les rapports des grandes puissances, œuvre qui est loin d'offrir au monde les gages de sécurité et de paix qui lui étaient garantis par l'état de choses qu'elle a renversé. A l'aide de quels moyens ces deux hommes y sont-ils parvenus? Comment ont-ils franchi des obstacles. jugés insurmontables avant eux? C'est ce que les futurs historiens, mieux documentés, raconteront avec une impartialité qu'on ne saurait observer aujourd'hui. Il est cependant un point de vue que l'on peut envisager dès à présent et qui nous attire, c'est le rapprochement, le parallélisme, pour ainsi dire, des efforts et des expédients que M. de Bismarck et le comte de Cavour ont déployés pour atteindre le but que leur patriotisme et leur ambition s'étaient assigné. Ils ont eu, tous deux, la même pensée. L'ont-ils réalisée en prenant les mêmes voies, en usant des mêmes moyens? La question nous séduit, et nous voudrions en dire notre sentiment. Pour aborder ce travail, dont nous ne nous dissimulons pas cependant les difficultés, point n'est besoin d'être initié aux arcanes de leur politique secrète; les notions acquises, les actes publics suffiront à nous guider dans cette recherche, nous aideront à contrôler l'un par l'autre, à mettre en présence ces deux génies d'ordre si différent, l'un foncièrement italien, l'autre exclusivement germanique.

I

Pour suivre ces deux élus de la fortune dans les sentiers qu'ils ont parcourus et s'initier à leurs pensées intimes, il ne saurait être superflu, il est même indispensable de les rapprocher l'un de l'autre, dès leur jeunesse, afin d'en bien connaître la véritable physionomie. Chez les plus humbles comme chez les plus favorisés, nul ne se soustrait à l'influence de son tempérament soit au préjudice, soit à l'avantage de ses idées et de son avenir, et le tempérament émerge et se dégage dès le premier âge. Il convient donc, si nous voulons étudier nos deux personnages l'un par l'autre, et simultanément, de rappeler dans quel milieu et dans quelles conditions se sont écoulées leurs premières années.

Tous deux sont issus de la classe nobiliaire, classe privilégiée à cette époque soit en Prusse, soit en Piémont. Ils sont nés et ils ont grandi sous un même régime, ce régime absolu que leurs ancêtres avaient servi et dont ils avaient été les bénéficiaires. L'un et l'autre se sont développés dans l'atmosphère politique qui les enveloppait. Mais si M. de Bismarck s'est nourri des doctrines qui avaient été celles de sa famille, Cavour s'y déroba avant d'atteindre sa majorité. C'est ainsi que le futur chancelier de l'empire germanique fit étalage,

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