Images de page
PDF
ePub

Londres, après s'être acquitté de ce soin, il fit part de ses démarches à notre chargé d'affaires; il l'entretint des différentes phases de cette complication; il lui dit notamment : « J'ai vu le vieil empereur, qui a paru d'abord fort étonné de nos inquiétudes. Il ne pensait vraiment pas que la guerre fùt imminente, mais il était le seul aussi mal informé à Berlin. Il n'a donc pas été difficile de l'amener où nous voulions, après qu'il a été

averti. »

Nous nous sommes appesanti sur ce grave incident parce qu'il créa une situation inattendue, dans laquelle M. de Bismarck nous apparaît sous un jour nouveau, évoluant vers des conceptions imprévues, orientant sa politique dans d'autres directions. Le prince Gortchakoff avait-il mis quelque vanité, comme l'a prétendu le chancelier allemand, à montrer à l'Europe qu'il avait bridé, en 1875, le perturbateur perpétuel de la paix générale? Ce qui est certain, c'est que M. de Bismarck se montra offensé de l'attitude prise et du langage tenu à Saint-Pétersbourg, de l'avertissement surtout qu'on avait fait parvenir à Paris par l'organe du général Leflô. « Je ne me suis jamais, a-t-il dit lui-même dans une séance mémorable du Reichstag, détourné de la Russie; c'est elle qui me repoussait et me plaçait parfois dans une position telle que j'étais forcé de modifier mon attitude pour sauvegarder ma dignité personnelle et celle de l'Allemagne. Cela commença en 1875, quand le prince Gortchakoff me fit comprendre combien son amour-propre était froissé par la situation que j'avais

conquise dans le monde politique. » On est donc autorisé, sur le témoignage de M. de Bismarck lui-même, à faire remonter à cette date le dissentiment qui s'est, depuis, de plus en plus aggravé entre la Russie et l'Allemagne, et à en attribuer la responsabilité à la susceptibilité de l'homme qui, plus circonspect jusque-là, avait su, en toute occasion, triompher de son orgueil comme. de l'hostilité de ses adversaires. Ce fut la grande faute de sa vie d'homme d'État, d'autant plus grave qu'elle devait en engendrer d'autres, une surtout qui lui est exclusivement imputable, et qu'à ce titre nous ne pouvons nous empêcher de rappeler.

Après une laborieuse et sanglante campagne, les armées russes, dans la guerre qu'elles ont soutenue contre la Turquie en 1877, arrivèrent aux portes de Constantinople; le Sultan dut se résigner à accepter la paix qui fut conclue à San Stefano. Le traité stipulait des avantages pour le vainqueur et des arrangements profitables aux populations chrétiennes de l'empire ottoman. Oubliant qu'il avait obstinément décliné une semblable ouverture faite par la Russie après la campagne de Bohème, le prince de Bismarck, de concert avec l'Angleterre, exigea que cet acte, avant de prendre rang dans le droit public européen, fût soumis au contrôle d'un congrès. Le cabinet de Saint-Pétersbourg s'y résigna. Des plénipotentiaires furent convoqués à Berlin, et dans cette assemblée qu'il présida le chancelier allemand, prêtant son appui aux négociateurs du cabinet anglais, fit prévaloir des résolutions qui mettaient

en lambeaux le traité de San Stefano; il fit plus : il imagina une combinaison en vertu de laquelle l'Autriche était mise en possession de la Bosnie et de l'Herzégovine, deux provinces de l'empire ottoman, qui était ainsi mutilé par ceux-là mêmes qui avaient pris sa défense. L'objet de cette clause était évident; elle tendait à mettre l'Autriche en situation d'exercer, dans le bassin du Danube, une influence prépondérante au préjudice, sinon à l'exclusion de la Russie. Cette politique était assurément conforme aux vues traditionnelles de l'Angleterre en Orient; l'était-elle également aux intérêts bien entendus des États germaniques? Tel n'eût pas été le sentiment de M. de Bismarck dans d'autres temps, alors que son génie, dégagé de toute préoccupation présomptueuse et personnelle, jugeait les choses avec une entière liberté d'esprit. Égaré dans cette voie nouvelle, il ne s'abusa pas toutefois sur les conséquences inévitables d'une si périlleuse déviation. Obligé de pourvoir à des dangers nouveaux, il imposa à l'Autriche le traité d'assurance mutuelle qu' a fondé la triple alliance par l'accession de l'Italie, sor œuvre dernière, si fatale à l'Europe entière.

XV

L'esquisse qu'on vient de lire de la vie politique du comte de Cavour et du prince de Bismarck, si rapide et si incomplète qu'elle soit, montre, ce nous semble, qu'ils réunissaient, tous les deux, à un ardent patriotisme des aptitudes rares dans tous les temps: un dessein bien arrêté, une confiance absolue, une fermeté inébranlable, une prévoyance lumineuse, une promptitude éclairée dans les résolutions, un courage indomptable dans l'exécution : qualités précieuses et surtout nécessaires au succès des grandes entreprises. Rien ne les a émus ni détournés de la voie qu'ils ont, dès l'origine, tracée devant eux avec des visions qui sont la marque du génie. Se sont-ils servis des mêmes moyens pour réaliser leurs vues respectives, et que doit penser la conscience publique des procédés qu'ils ont employés pour atteindre la haute fortune à laquelle ils se sont élevés? C'est ce qui nous reste à examiner, pour déduire de ce travail les conclusions qu'il comporte. Nous ne nous dissimulons pas combien la tâche est délicate; nous sommes soutenu, en l'abordant, par notre désir bien sincère de nous en acquitter avec une entière bonne foi.

Quand on suit attentivement ces deux puissants ma

ont été conçus,

place,

[ocr errors]

nieurs d'hommes et de choses le long de la carrière qu'ils ont fournie, on incline bien vite à penser qu'ils si cette expression était ici bien à sa pour la mission qu'ils ont respectivement remplie. Leurs premières aspirations furent un acte de dévotion à la patrie; sous l'influence de ce sentiment, Cavour voua un culte à la liberté, M. de Bismarck voua un culte à l'autorité ou plutôt à la force. Le premier n'a cessé de considérer la liberté comme l'unique moyen de gouvernement propre à régénérer l'Italie, soumise depuis longtemps à un régime de violente compression, et à l'élever, par une culture nouvelle, à la hauteur de ses destinées. Il en fit l'application la plus large dans tous les compartiments de l'organisme gouvernemental, au commerce, à l'industrie, aux services administratifs comme à la politique. Il avait une conviction plus élevée encore, il pensait que la liberté ne s'épanouit, qu'elle n'acquiert toute sa floraison que quand les institutions qui l'ont octroyée sont confiées à des hommes bien résolus à donner eux-mêmes l'exemple du respect qu'on lui doit. Cavour a été l'un de ces hommes; il a dédaigné les outrages d'une presse passionnée l'accusant des plus vils méfaits; se bornant à défendre ses actes devant le Parlement, il en a toujours accepté l'examen et la discussion; il n'a pas plus entravé l'usage de la plume que celui de la parole.

M. de Bismarck ne s'est jamais dérobé aux débats que sa politique soulevait à la Chambre de Berlin, mais il a longtemps méconnu les résolutions de cette assem

« PrécédentContinuer »