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INTRODUCTION

Deux ordres de faits, dissemblables, mais intéressant également les relations internationales, troublent et menacent le repos de l'Europe: la paix armée, d'une part; l'effondrement de l'empire ottoman, de l'autre. Nous avons dit notre sentiment sur la conception diplomatique du prince de Bismarck, issue de son dissentiment personnel avec la Russie, en un jour de colère; nous en avons signalé les dangers (1), et l'événement, durant ces derniers temps, n'a que trop justifié les appréciations que nous avons osé formuler. Il était d'ailleurs aisé de prévoir que, en présence de la triple alliance, les armements continueraient partout avec le plus ardent entraînement. C'est ainsi que l'Allemagne poursuit, à l'heure présente, le renouvellement de son artillerie en substituant au canon ordinaire un canon à tir rapide. Cette mesure, qui garantirait à son armée une redoutable supériorité, et que l'on a soigneusement dissimulée, obligera les autres puissances à l'imiter et à s'engager dans de nouvelles et plus lourdes dépenses; c'est ce que pensent les hommes compétents et les publicistes. De son côté, l'Angleterre, qui, dans ces dernières années, a consacré un milliard, en crédits extraordinaires, au développement de ses forces maritimes, est à la veille d'y em

(1) Voy. Essais diplomatiques (première série), page 253. — Plon, Nourrit et Cie.

a

ployer une autre somme de cinq cents millions, afin de donner à sa marine une puissance égale à celle de toutes les autres nations maritimes réunies. Nous songeons nousmêmes, le sentiment national en fait un devoir au gouvernement, à augmenter le nombre des unités de notre flotte par des constructions nouvelles, et l'on se propose, paraît-il, de demander aux Chambres un subside extraordinaire de deux cents millions, sans qu'il nous soit permis de réduire le budget de la guerre, avec la perspective prochaine, au contraire, - et peut-être imminente, de devoir, à notre tour, substituer un canon perfectionné à celui qui est en usage dans l'armée, afin de ne pas nous trouver dans un état d'infériorité à l'égard de l'Allemagne.

Ces charges, qui se renouvellent sans cesse, la science trouvant toujours de nouveaux et de plus formidables moyens de destruction, pèsent cruellement sur la situation économique de toutes les nations, vouées ainsi à un travail de Sisyphe qui, épuisant leurs ressources, doit fatalement engendrer la guerre ou l'anarchie. Voilà l'œuvre du grand chancelier; nous l'avons dit, et il nous sera permis de le répéter.

De son côté, l'effondrement de l'empire ottoman, catastrophe inéluctable et prochaine pour beaucoup de bons esprits, mettra l'Europe aux prises avec des difficultés qu'il ne sera pas aisé de résoudre pacifiquement. Ce grave problème diplomatique intéresse en effet l'équilibre général, déjà si instable depuis les récentes perturbations qui en ont si fortement ébranlé les bases. Nul État ne peut donc s'abstenir de veiller, pour sa propre sécurité, à la disparition d'une monarchie autrefois si puissante,

laquelle en s'écroulant laissera un vide qui ne peut être comblé à l'avantage des uns sans un sérieux préjudice pour les autres, quels qu'en soient les bénéficiaires.

Dans de semblables circonstances, il ne saurait être superflu d'attirer l'attention publique sur les événements antérieurs qu'il est toujours utile de bien connaître pour mieux envisager les éventualités futures. A ce titre, nous réunissons en ce volume des études sur la Turquie et sur l'Égypte qui ont paru dans la Revue des Deux Mondes ; nous y ajoutons un travail comparatif sur le comte de Cavour et le prince de Bismarck, ces deux perturbateurs de la paix du monde qui n'ont pas peu contribué à créer la situation actuelle. On voudra bien nous permettre, à cette occasion, de présenter ici un tableau sommaire de cette éternelle question d'Orient qui s'impose périodiquement à l'attention des gouvernements européens; nous en dirons le passé, nous l'apprécierons dans son état présent. Un long séjour dans le Levant nous autorise peutétre, et en tout cas nous encourage à entreprendre cette tache, sans autre prétention, d'ailleurs, que celle d'apporter un bien modeste contingent aux informations qu'il importe, en ce moment, de réunir et de propager en les mettant en pleine lumière.

Vers le milieu du dix-septième siècle, l'empire ottoman, parvenu à l'apogée de sa grandeur, constituait un État puissant et redoutable. Ayant solidement assis sa capitale sur les deux rives du Bosphore, il était le maître absolu de la mer Noire et de la mer Égée, même de la mer Ionienne; il possédait en Europe, en Afrique, comme en Asie, de vastes territoires, comprenant une population de près de quarante millions d'âmes, s'étendant des bords de la Leitha aux confins du Sahara, et par l'Égypte, jusqu'aux frontières de la Perse et aux montagnes du Caucase. Il porta ses armes victorieuses jusque sous les murs de Vienne, et il en fit le siège; ce fut son dernier effort de conquérant et son premier revers; il échoua dans cette entreprise, à laquelle succéda la longue série ininterrompue de ses désastres. Successivement battus par Sobieski, par le duc de Lorraine, par le prince Eugène, les Turcs furent contraints de signer, en 1699, la paix de Carlowitz, abandonnant à l'Autriche la plupart de leurs possessions de Hongrie, et cédant le port d'Azof à la Russie, qui faisait sa première ou sa principale apparition dans la lutte séculaire que la chrétienté soutenait contre l'islamisme. De nouvelles guerres, toujours malheureuses pour l'empire ottoman, suivies de nouveaux traités, en rétrécirent successivement les frontières soit en Europe, soit en Asie, le plus souvent au profit de l'empire des tsars. Enfin, par le

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