pensée facile à comprendre, il a rempli sa mission avec un succès qui a peut-être excédé les vœux de son gouvernement; car, en défendant, avec sa véhémente âpreté, la place conquise sur la Russie, il n'a pas peu contribué au drame qui s'est engagé, depuis, sous les murs de Sébastopol. Dès ce moment, en effet, les rôles et les situations étaient renversés à Constantinople en s'emparant du premier rang, l'Angleterre avait effacé la Russie et porté à son prestige une atteinte à laquelle celle-ci ne pouvait se résigner longtemps sans déchoir de la hauteur à laquelle elle s'était élevée. L'éclat de son autorité reposait sur les sympathies des populations chrétiennes, et déjà ces populations avaient souffert dans leur foi et dans leurs espérances, quand l'armée de leur puissant coreligionnaire, destinée, dans leurs prévisions patriotiques, à les délivrer d'un joug détesté, était accourue, en 1833, sur les rives du Bosphore, pour raffermir le trône du sultan et conjurer les complications que les succès de Méhémet-Ali permettaient d'entrevoir. Ce mécompte se fit plus douloureux encore quand on vit l'Angleterre, l'amie avouée et hautement intransigeante de la Turquie, ravir à la Russie et exercer à sa place, dans les conseils de la Porte, le crédit qui lui avait si longtemps appartenu. Un échec aussi retentissant ne pouvait manquer de blesser la légitime fierté de l'empereur Nicolas; pour le réparer, il orienta sa politique dans des voies nouvelles, bien que semées des plus graves périls. Invoquant des traités antérieurs, il revendiqua un droit de protection sur ses coreligionnaires, sujets du sultan; la question des lieux saints lui en fournit le prétexte et l'occasion; des stipulations formelles, croyait-il, lui en imposaient le devoir. Il affirma cette prétention avec cette fermeté impérieuse et douce qui était un trait particulier de son caractère, jusqu'à envahir les principautés moldo-valaques, prélude de cette guerre dont il ne vit pas la fin, et qui devait se terminer par la destruction de l'arsenal et de la flotte de Sébastopol, sa création et son orgueil. La Turquie a vécu jusqu'ici, pourrions-nous dire, de ces calamiteuses compétitions entre ses protecteurs et ses adversaires; elle en mourra peut-être au milieu des plus sinistres convulsions. Ces déplorables conflits se sont en effet renouvelés; ils se renouvelleront encore, aussi longtemps que durera la situation complexe et inextricable qu'on a vainement tenté de dénouer jusqu'à présent. En 1876, une insurrection éclata en Bosnie et se propagea dans les provinces limitrophes; pour la comprimer, la Porte eut recours à une répression impitoyable. Après de vains efforts pour y mettre fin, auxquels participa la diplomatie de toutes les puissances, la Russie intervint; elle déclara la guerre à la Turquie, qui fut réduite à signer la paix de San Stefano. Ce traité restituait à l'empire moscovite la haute position qu'il avait perdue en Orient. Les jalousies se redressèrent incontinent; et au congrès de Berlin, l'Angleterre et l'Allemagne réunies infligèrent à la Russie une mortelle humiliation en la dépouillant de la plupart des avantages qu'elle avait arrachés à la Porte vaincue. Aucune des puissances intéressées cependant ne s'était, à toute époque, dissimulé que cet état de choses dérivait des vices organiques de l'administration ottomane; dans cette conviction, nul ne méconnaissait l'impérieuse nécessité de corriger ses traditionnelles imperfections, cause permanente de sa faiblesse, de son impuissance à prévenir ou à réprimer les désordres et les révoltes dont la Turquie, depuis plus d'un demi-siècle, donnait périodiquement le spectacle à l'Europe alarmée. On fut donc unanime, avec plus ou moins d'empressemennt, pour l'aider à se relever de sa détresse. Dans des conventions successivement renouvelées, les puissances prirent l'engagement réciproque de respecter les possessions du sultan; elles offrirent, d'autre part, à la Porte de l'aider, par voie de conseils ou d'assistance, à réformer ses institutions civiles et sociales. C'est ainsi que, dans la plupart des traités qui ont prétendu régler la question d'Orient, les puissances signataires ont stipulé l'intégrité de l'empire ottoman. En 1840, dans l'acte qui a mis fin à l'affaire d'Égypte, les parties contractantes, « voulant attester leur accord en donnant au sultan une preuve manifeste du respect qu'elles portent à l'inviolabilité de ses droits souverains... ont résolu... de constater en commun, par un acte formel, leur détermination unanime de se conformer à l'ancienne règle de l'empire ottoman, d'après laquelle le passage des détroits des Dardanelles et du Bosphore doit toujours étre fermé aux bâtiments de guerre étrangers, tant que la Porte se trouve en paix ». Au congrès de Paris, réuni en 1856, pour arrêter les conditions de la paix après la guerre de Crimée, dans une occasion par conséquent bien solennelle, les plénipotentiaires « déclarent la Sublime Porte admise à participer aux avantages du droit public et du concert européen ». Les parties contractantes, ajoutent-ils, «s'engagent, chacune de son côté, à respecter l'indépendance et l'intégrité territoriale de l'empire ottoman, garantissant en commun la stricte observation de cet engagement, et considéreront, en conséquence, tout acte de nature à y porter atteinte, comme une question d'intérêt général ». Au congrès de Berlin, on affecta de s'inspirer des mêmes dispositions; on se concerta pour limiter d'une façon dérisoire les avantages stipulés par la Russie à San Stefano afin de mieux assurer, prétendit-on, la sécurité de la Porte dans les éventualités ultérieures. Par une dérision du sort, ou plutôt par la force des choses, jamais aucun de ces engagements n'a été tenu, jamais il n'a été tenté aucun effort collectif pour en garantir le respect: la Turquie a été envahie, l'Égypte est occupée au mépris des dispositions conventionnelles que nous venons de rappeler. Bien mieux : jamais l'empire ottoman n'a été mis en plus grave péril, n'a été plus démembré que quand on promettait au sultan la paisible possession de ses territoires et l'entière liberté de son gouvernement! On le dépouilla, en 1841, en sanctionnant l'usurpation de Méhémet-Ali, en ne laissant au sultan qu'un droit dérisoire de suzeraineté, dont on ne lui a jamais permis d'ailleurs de faire usage. En conformité avec le traité conclu à Paris en 1856, les puissances ont, d'un commun accord, élaboré, deux ans après, une convention qui a préparé la voie à l'érection du royaume de Roumanie. Au congrès de Berlin, en 1878, on a ravi à la Porte deux provinces, la Bosnie et l'Herzégovine, dont on confia l'administration temporaire à l'Autriche, qui ne semble guère disposée à en faire la restitution à leur souverain légitime. L'Angleterre exigea son lot, et, sous prétexte d'être mise à même de mieux défendre les intérêts de la Porte en Asie, elle se fit octroyer la possession de l'île de Chypre. La Grèce, de son côté, obtint, sur notre initiative, une rectification de frontières tout à son avantage. On s'était cependant assemblé pour protéger la Turquie contre les exigences de son vainqueur, la Russie, qui, à San Stefano, ne lui avait pourtant imposé ni la cession de deux provinces en Europe, ni l'abandon d'une île importante dans la Méditerranée. Mais des vues nouvelles prévalurent dans cet aréopage où chaque puissance, par l'organe de ses plénipotentiaires, n'eut d'autre dessein que de servir les intérêts égoïstes de sa propre politique en lui sacrifiant ceux de la Turquie. A vrai dire, un facteur nouveau, la Prusse, qui jusque-là n'était intervenue que comme appoint dans les affaires d'Orient, avait conquis le droit de faire entendre sa voix et même de l'imposer dans une certaine mesure. M. de Bismarck la représentait au congrès; peu enclin à ménager les faibles, il ne se montra pas disposé à faire état d'un empire vermoulu ; il jugea au contraire qu'il était plus opportun de ne pas attendre son entière ruine pour en bénéficier. On sait qu'il a été, dans une pensée intéressée, le promoteur des avantages faits à l'Autriche, qui, pour prix de ses bienfaits, noua, l'année suivante, une étroite alliance avec l'Allemagne. |