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gieuse, les puissances retiennent (article 62) que « dans aucune partie de l'empire ottoman, la différence de religion ne pourra être opposée à personne comme un motif d'exclusion ou d'incapacité en ce qui concerne l'usage des droits civils et politiques, l'admission aux emplois publics, aux fonctions, aux honneurs, enfin l'exercice. des industries». Cette fois, la Turquie ne se bornait pas à multiplier ses assurances; elle contractait des engagements synallagmatiques dans un acte conventionnel que le souci de son honneur lui commandait, aussi bien que ses plus précieux intérêts, de remplir fidèlement.

Or voilà plus d'un demi-siècle que l'Europe, après l'avoir défendue par les armes en 1840 et en 1855, s'évertue à relever la Turquie de son abaissement en l'incitant à racheter ses plus funestes erreurs; qu'elle lui recommande, sous toutes les formes, de faire bonne et égale justice à tous ses sujets, de se conformer aux règles essentielles de tout gouvernement digne de ce nom. Les hommes qui, les premiers, ont attaché leur nom à la cause de la réforme, sont morts sans qu'il leur ait été concédé de tirer du néant l'œuvre à laquelle ils s'étaient dévoués. Ils ont laissé derrière eux des continuateurs timides ou réfractaires, n'ayant ni leurs lumières ni leur autorité, n'étant certes pas, pour la plupart, ni à la hauteur de leur mission, ni pénétrés des devoirs qui leur incombent. Qui oserait, après les récents forfaits tolérés ou prescrits en Asie Mineure, prétendre que la Turquie a fait un pas dans la voie salutaire que l'Europe a voulu ouvrir devant elle? que la justice y est plus équitablement distribuée? que les impôts y sont mieux répartis, levés sans exactions? que les chrétiens y jouissent de la liberté

de conscience, de la sécurité qui leur ont été promises sous la garantie des grandes puissances?

V

A quelles causes faut-il attribuer un si révoltant mécompte? Il en est, croyons-nous, de plusieurs sortes; il en est qui datent de la conquête. Pour les bien définir et en déterminer le caractère, pour bien voir les choses et en déduire logiquement les conséquences, il nous faut ici remonter le cours de l'histoire. En soumettant à leur domination les populations chrétiennes de l'Europe orientale, les sultans les ont, en quelque sorte, parquées dans une situation sociale étroite et circonscrite. Ils n'ont toléré l'usage de leur religion qu'en ayant soin d'en limiter l'exercice, sans les admettre au partage des privilèges concédés aux coreligionnaires du souverain. Outre des impôts de toute sorte, les chrétiens étaient tenus d'acquitter une taxe humiliante qui était la marque de leur infériorité; ils étaient exclus des fonctions publiques et de l'armée, qui se recrutent uniquement, même à l'heure actuelle, parmi les musulmans; et n'étant, à vrai dire, ni des sujets, au sens élevé du mot, ni des esclaves, ils supportaient toutes les charges de la première de ces deux conditions et celles qu'entraîne la servitude. Ils ont vécu, durant plus de trois siècles, dans cet état d'abaissement et d'ilotisme, sous la main de fer de leurs vainqueurs, restés leurs maîtres aveugles et implacables, qui, les accablant de mépris, ne les jugeaient pas encore

dignes de leur colère. Durant cette longue période, les chrétiens n'ont eu qu'un souci, celui de se faire oublier; ils dissimulaient leur bien-être, quand ils en possédaient, dans l'intérieur de leurs habitations auxquelles ils prenaient soin de donner, à l'extérieur, une apparence sordide, sachant bien qu'ils en seraient dépouillés, souvent avec la vie, dès qu'ils en auraient fait étalage : témoin ce Constantin Brancovan dont on racontait, naguère, à l'Institut, l'émouvante et tragique histoire, décapité, en 1714, avec ses quatre fils et son gendre. Sous l'empire de la terreur que leur inspiraient de si cruelles catastrophes, souvent renouvelées, ils se réfugièrent dans leur foi, et ils s'y cantonnèrent si étroitement qu'à la fin du siècle dernier on avait, en quelque sorte, perdu la notion des diverses nationalités auxquelles ils appartenaient. Grecs, Slaves, Arméniens, on les désignait tous indistinctement sous une dénomination générique et commune, celle de chrétiens, et pour les Turcs ils étaient uniquement des rayas, sujets de race inférieure, taillables et corvéables à merci.

Mais survint un jour où le bruit des succès des Russes en Crimée, leur apparition dans la mer Noire, l'éclat des victoires de Bonaparte en Égypte réveillèrent ces populations du long sommeil où elles s'étaient endormies. L'espoir les saisit au cœur que le moine qui, selon la légende, s'est cloitré dans les murs de Sainte-Sophie le jour où les musulmans y ont pénétré, allait surgir de sa retraite, et que la vénérable métropole, trop longtemps profanée, leur serait rendue avec la liberté et la délivrance. Ils formèrent des vœux et ils osèrent les exprimer. Ils en appelèrent à l'Europe, qui accueillit leurs

supplications; ils invoquèrent plus particulièrement le secours du Tsar, leur coreligionnaire, le potentat le plus proche et dont les armes avaient défait les Turcs en maintes batailles, et qui leur apparut comme l'envoyé du Seigneur, prédestiné à les relever d'un servage odieux. Sous l'empire de cette conviction, ils s'inféodèrent, en quelque sorte, à la légation de Russie, dont ils se constituèrent les clients. Sans évoquer, à l'appui de cet exposé, d'autres événements qui le justifieraient plus amplement, nous rappellerons que les Serbes en 1819, les Grecs de l'Attique et de Morée en 1821 s'insurgèrent, revendiquant leur indépendance. Après une lutte sans merci de part et d'autre qui s'est prolongée pendant dix ans, après des exploits qui ont illustré les noms de Miloch Obrenowitch, de Canaris, de Botzaris et de tant d'autres héros, après une cruelle effusion de sang, la Serbie fut érigée en province autonome en 1829, la Grèce en royaume indépendant en 1830. La paix fut ainsi rétablie au nord et au midi de l'empire, mais le combat se trouvait désormais engagé entre les populations chrétiennes et leurs maîtres; il a été plusieurs fois interrompu; il a été aussi souvent repris sous des formes et dans des conditions diverses. Les Roumains et les Bulgares ont été les derniers bénéficiaires de ces alternatives.

Périodiquement assaillis par l'esprit de révolte, perdant chaque fois des territoires plus ou moins importants, les Turcs comprirent que leur domination était menacée de toute part; cette conviction s'est rapidement propagée de Constantinople jusqu'aux provinces les plus reculées, et à leur mépris pour les chrétiens est venue s'ajouter une haine farouche et implacable qui a envahi l'âme irritée de

tous les musulmans. Dans leur aveugle effarement, les plus exaltés n'ont connu qu'un moyen de conjurer le péril et de maintenir leur puissance : la dispersion ou l'anéantissement des chrétiens par l'extermination. Partout où ceux-ci ont osé les braver, ils les ont combattus par le massacre, comme en Bulgarie, en Bosnie, à Damas et en d'autres lieux; leur formidable ressentiment, toujours prompt à s'exaspérer, n'a compris aucun autre mode de sauvegarder leur prédomination. On a vu que quelques hommes éclairés, parmi les conseillers du sultan, animés d'autres sentiments, répudiaient ces sanglantes exécutions, et qu'ils réprouvaient l'animosité furieuse qui les provoquait. Nous avons rappelé leurs louables efforts pour remédier à cet état des esprits et pour substituer à une méthode empruntée à la plus féroce barbarie un ordre de choses plus conforme à la morale publique et aux véritables intérêts de l'empire ottoman. Il serait puéril aujourd'hui de ne pas reconnaître que leurs espérances n'ont pas justifié leurs efforts. Si nous ne nous abusons, leur généreuse entreprise a échoué pour deux raisons capitales, l'une religieuse, l'autre sociale.

VI

Ils se sont heurtés en effet, dès le début de leur tentative, à l'implacable obstination des Osmanlis, restés réfractaires et rebelles à toutes les mesures prises pour les plier aux exigences d'une évolution qui troublait leur

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