Images de page
PDF
ePub

foi et méconnaissait leurs traditions en blessant profondément leur orgueil. Le Coran, ce code de morale et d'hygiène qui proscrit le jeu, le luxe et l'usage du vin, qui proclame l'infériorité de la femme, code à la fois civil et criminel, qui voue les infidèles à la servitude. dans ce monde et aux peines éternelles dans l'autre, en garantissant aux bons croyants des joies ineffables de leur vivant et après leur mort, ce code est resté la loi suprême et intangible de tous les adeptes de l'islamisme. Dans les mosquées, dans les écoles qui en sont les annexes, on ne cessa de répudier hautement, surtout dans les provinces, les doctrines des réformateurs, de les dénoncer à l'indignation des fidèles, de professer le respect de l'intégralité de l'islamisme et de la domination que sa loi religieuse commandait d'imposer invariablement aux races chrétiennes. C'est ainsi qu'on n'a jamais vu un musulman passer au christianisme. A Constantinople, sous les yeux des ministres dont on maudissait les tendances, on usait d'une circonspection relative, et le Cheik-ul-Islam dut se résigner plus d'une fois à des compromissions qui lui étaient amèrement reprochées. Mais, loin de la capitale, on ne désarma nulle part; on ne s'inclinait que quand le châtiment menaçait de suivre la désobéissance, Voilà comment ont avorté les desseins des réformateurs et comment se sont dissipées les espérances et les illusions des amis de la Turquie. Pour mieux le démontrer, nous rappellerons deux graves incidents parfaitement analogues, survenus à une longue distance l'un de l'autre et qui attestent que rien n'est changé en Turquie.

En 1851, quand Reschid-Pacha tenait en ses mains, depuis plusieurs années, le timon du gouvernement et

était en possession de l'entière confiance du sultan, Abdul-Medjid, un religieux latin, fut assassiné à Antioche. Notre consul à Alep put se convaincre que ce meurtre avait été commis à l'instigation d'un cheik, l'un des maîtres de l'enseignement religieux dans les mosquées; il en obtint l'aveu de l'un des assassins. Malgré les ordres les plus impératifs de la Porte, expédiés à la sollicitation de notre ambassade, il lui fut impossible d'arracher aux autorités compétentes la punition des coupables; les autorités civiles et judiciaires se dérobaient également à toutes ses instances, dans la crainte de provoquer un mouvement populaire si on osait exercer des poursuites contre un saint homme universellement vénéré. On dut évoquer l'affaire à Constantinople, et elle fut soumise à l'examen d'un tribunal exceptionnel, composé de plusieurs fonctionnaires du divan. A la première audience, à laquelle nous assistȧmes comme délégué de l'ambassadeur, dès que le cheik fut introduit, ses juges l'accueillirent avec des marques unanimes d'une considération empressée; l'un d'entre eux quitta son siège et s'avança au-devant de l'accusé pour mieux lui témoigner son respect. Nous dûmes nous retirer en protestant contre ces manifestations incorrectes et inattendues; l'affaire fut seulement reprise quand nous fûmes assuré de ne plus nous retrouver en présence de celui des juges qui avait plus particulièrement provoqué, par son attitude, ce scandale judiciaire. Grâce à la fermeté du marquis de La Valette, titulaire, à ce moment, de notre ambassade, le cheik fut condamné, non à la peine du talion, en conformité avec la loi musulmane, qu'il aurait si bien méritée, mais à la détention perpétuelle dans une forteresse; il fut interné

à Belgrade, où il succomba quelques années plus tard. Voilà quel était, à cette époque et en pleine période de réformation, l'état de l'esprit public, soit dans les rangs des populations, soit même parmi les fonctionnaires publics, malgré la promulgation des firmans souverains. S'est-il amendé depuis lors? Comme si l'histoire était vouée, dans ces contrées envahies par le plus étroit fanatisme, à se renouveler sans cesse, l'an dernier, dans ce même vilayet d'Alep, un autre religieux latin a été arraché de son couvent et mis à mort; par qui? non plus par de vulgaires assassins, mais par la force publique, par des soldats du sultan, commandés par un colonel, dont le premier devoir était de maintenir l'ordre et de faire respecter la sécurité de tous les sujets de son maître indistinctement, et plus particulièrement de garantir celle des étrangers. Cet officier supérieur, ayant ainsi forfait à l'honneur, a-t-il été dessaisi de son commandement et renvoyé devant un conseil de guerre ? Récemment encore il était en pleine possession de la confiance de ses chefs et à la tête de ses troupes. Rien n'étant changé ni dans les mœurs publiques, ni dans les habitudes de la Porte, le châtiment se fait attendre comme en 1852, et pour l'obtenir, notre ambassadeur à Constantinople, dont la fermeté et la vigilance sont dignes de tout éloge, se voit dans la nécessité de déployer toute son énergie. Nous avons d'ailleurs la confiance qu'elle triomphera de tous les obstacles.

Autre coïncidence non moins suggestive, gisme qui est ici bien à sa place.

néolo

-Durant le siège de Sébastopol, nous eûmes occasion, à Constantinople, de nous entretenir des dangers qui menaçaient la Turquie,

avec un officier, homme pourtant d'un tempérament paisible; il nous signala lui-même le plus grave entre tous l'éventualité où les Turcs seraient forcés de repasser le détroit et de rentrer en Asie. « Ce jour-là, ajoutat-il en s'animant, le Bosphore ne roulera plus que des cadavres dans des flots de sang. » Que pense-t-on aujourd'hui, après une période de plus de quarante ans, dans la capitale de l'Empire, de quels sentiments se nourrit la population musulmane ? Dans un élan de légitime indignation, M. de Mun en a apporté récemment, à la tribune, la farouche expression. Un cawas (1), racontait-il en s'appuyant sur des documents officiels, chargé par M. Cambon d'accompagner une religieuse, lui a tenu ce langage: « Ah! ma Sœur, on coupe bien là-bas dans l'intérieur, en Anatolie.

[ocr errors]

Et que coupe-t-on là-bas? - Des tètes de chrétiens. Je voudrais y être et en couper aussi. » Le même jour, l'ambassadeur d'Autriche apprenait à son collègue de France que ses propres cawas tenaient identiquement les mêmes propos dans le vestibule de son palais.

VII

Cet état des esprits, que les générations, en se succédant, se transmettent invariablement, en se léguant le même fanatisme et la même ignorance, les deux causes principales de l'impéritie traditionnelle de la société musulmane en Orient, cet état, disons-nous, est un obstacle

(1) Sorte de gendarmes au service permanent des ambassadeurs.

insurmontable au maintien de la paix intérieure, à l'établissement d'un ordre régulier propre à conduire au rapprochement des races, si ce n'est à leur fusion. Il en est un autre non moins funeste l'insuffisance et la vénalité des fonctionnaires de tout rang; nous devrions dire de la plupart, car il en existe, et nous en avons connu, malheureusement en petit nombre, qui constituaient d'honorables exceptions. Quiconque a séjourné en Turquie a été témoin des excès de la concussion. Un pacha, un bey est-il appelé à représenter la Porte en province, il arrive à son poste avec une préoccupation unique, celle d'en revenir grassement pourvu. Il ne se borne pas à rançonner ses administrés autour de lui; il met aux enchères les places qui, loin de sa résidence, relèvent cependant de son administration; et les agents qu'il investit ainsi d'une fraction de son autorité en font, à leur tour, la cession par le même procédé ; de telle sorte que, du haut en bas de l'échelle, le contribuable est, à tous les niveaux, l'objet d'une rapace et constante oppression qui l'épuise et l'irrite. Autrefois ces marchandages ignominieux se pratiquaient ouvertement dans la capitale même de l'Empire, et de là ils se répercutaient dans les chefs-lieux des provinces et jusqu'aux plus infimes districts. Depuis que les ambassadeurs ont acquis un droit de contrôle, depuis qu'ils exercent une sorte de surveillance sur les actes des hauts dignitaires de la Porte, leur présence a mis fin, dans une certaine mesure, aux abus les plus criants; mais la vénalité, née de l'arbitraire et soutenue par l'impunité, est restée la lèpre qui ronge l'empire ottoman. Le mal subsiste, et il a si profondément pénétré dans les mœurs qu'il est manifestement incurable.

« PrécédentContinuer »