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troubler les consciences. Les désordres qui ont éclaté sur plusieurs points, le réveil de l'esprit provincial, le déclin de la richesse publique, l'émigration toujours croissante démontrent que l'Italie souffre déjà d'un mal qui procède aussi bien de son état politique que de son état social. Un lien puissant unit encore les Italiens: la monarchie; mais ce lien est-il aujourd'hui aussi solide qu'à l'époque où l'on a fondé l'unité italienne en repoussant l'union des États? Nous n'oserions répondre à une aussi grave question, mais il nous sera permis de penser que Cavour a escompté prématurément l'avenir en réunissant, à l'aide de procédés révolutionnaires, l'Italie entière sous la couronne de la maison de Savoie, et que ses continuateurs ont aggravé cette erreur en entrant à Rome avant d'avoir négocié le modus vivendi qui, de l'avis de leur maître, pouvait seul garantir la paix du royaume par l'accord du pouvoir politique avec le pouvoir religieux.

M. de Bismarck a-t-il été plus heureux et plus habile? Heureux, il l'a été jusqu'à la paix; en domptant toutes les oppositions parlementaires et fédérales, il a fait trois fois la guerre, et trois fois il en est sorti victorieux. Habile, il l'a été également, mais à l'aide de moyens que la morale réprouve. La diplomatie, cette sage et féconde institution, fondée pour prévenir ou fermer les conflits, qui comporte et exige une certaine somme de loyauté, permet de taire ce que l'on pense, mais n'autorise nullement d'affirmer le contraire. On sait comment il l'a pratiquée, méconnaissant les devoirs qu'elle

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impose et qui en sont la garantie, pour mieux asservir des peuples ou les démembrer, selon les caprices de son ambition personnelle. Après le rétablissement de la paix, à dater de 1871, il n'a été ni heureux ni habile; il a provoqué au sein même de l'Allemagne une persécution religieuse qui a tourné à sa confusion; il a répudié toutes ses doctrines économiques; de libre-échangiste, il s'est fait passionnément protectionniste; au Reichstag, il a marchandé avec tous les partis, sollicitant leur concours ou les combattant, selon les circonstances, exerçant tour à tour contre tous, et même contre ses propres collaborateurs, une intraitable domination. A l'extérieur, il a organisé la paix armée, ce fléau de notre temps, c'est-à-dire l'obligation pour toutes les puissances, grandes ou petites, de créer chaque année de nouveaux impôts pour entretenir sous les armes plusieurs millions d'hommes toujours prêts à s'entr'égorger, état de paix lamentable qui conduira l'Europe à une guerre exterminatrice ou bien à la ruine, à l'anarchie, si ce n'est au socialisme, cet autre fléau qui a pris, grâce à lui, une extension chaque jour plus redoutable, surtout en Allemagne.

A-t-il du moins assis la prospérité de l'Allemagne sur des bases solides, fondé un état de choses durable, garantissant la paix et le bien-être? Nous ne tiendrons aucun compte de l'esprit particulariste qui n'est certes pas éteint et s'est manifesté dans une occasion récente avec une éclatante décision. Mais comment ne pas reconnaître que, comme l'œuvre du comte de Cavour,

celle du prince de Bismarck souffre des moyens dont il s'est servi pour l'imposer autour de lui? Par une aveugle politique, le fondateur de l'union germanique l'a mise lui-même aux prises avec des difficultés qu'il serait puéril de méconnaître. Comme les autres puissances, l'Allemagne, par sa faute, n'est-elle pas tenue de vivre sous les armes? L'Empereur parle-t-il jamais à ses peuples sans leur recommander de se tenir prêts à défendre le pays, comme s'il était à la veille d'être attaqué? Ses ministres laissent-ils jamais s'épuiser une session du Reichstag sans lui demander de plus larges crédits pour de nouveaux armements, nécessaires, disent-ils, à la sécurité nationale? Et d'année en année n'en vient-on pas ainsi à courber les populations sous des charges écrasantes? A qui donc l'Allemagne doit-elle imputer cet état de choses, les périls qu'il engendre, si ce n'est au prince de Bismarck, qui, par le plus étrange des égarements, a inconsidérément rompu l'entente des cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg, et contraint la Russie à s'unir à la France, accord providentiel qui est, à l'heure présente, le seul gage de paix et de sécurité pour l'Europe?

Nous avons suivi de notre mieux le comte de Cavour et le prince de Bismarck le long des grandes et petites voies qu'ils ont parcourues. Avons-nous réussi à éclairer d'une franche lumière les élans de leur patriotisme et les écarts de leur ambition, leurs gestes et leurs erreurs? Ne nous sommes-nous pas mépris nous-même sur le véritable caractère des grandes choses qu'ils ont accom

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plies et des modes divers qu'ils ont respectivement employés? Nous défiant, en matière si délicate, de notre propre bonne foi, nous n'osons rien affirmer. Nous laissons au lecteur la liberté, surtout le soin d'user de son droit, celui d'apprécier.

6 octobre 1896.

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TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET cie, 8, RUE GARANCIÈRE.

1427.

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