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je le vis tomber. C'étoit en effet le commandant du vaisseau, comme je l'appris peu après.

Les Anglais, qui ne pouvoient plus résister au feu des grenades, commençoient à abandonner leur poste. Dès que je m'en aperçus, je criai à mes gens de sauter à bord. D'Alonne, un de mes lieutenans, suivi de deux gardes-marines et de quelques soldats, étoit déjà sur la préceinte (1) de l'ennemi, lorsque j'aperçus un Anglais qui alloit le percer d'un coup d'esponton. Je pris le fusil d'un de mes soldats, et je tirai à l'Anglais, que j'étendis roide mort. Je sauvai ainsi la vie à un de mes officiers. Il n'en fut pas de même du jeune d'Escalis j'eus la douleur de le voir tuer d'un coup de fusil, lorsqu'il sautoit dans le bord ennemi, avec une foule d'autres soldats.

Plus de la moitié de mon équipage étoit déjà sur le vaisseau anglais, où il faisoit un grand carnage, lorsque mes grapins furent emportés par un coup de canon; de sorte que mon vaisseau déborda. Les Anglais, qui reprirent coeur à cet accident, donnèrent sur les miens, qui se défendoient en désespérés, mais qui étoient accablés par le nombre.

J'étois au désespoir moi-même de l'état où je les voyois, sans pouvoir les secourir; car j'étois emporté sous le vent par un courant de marée. Pour comble de malheur, j'avois été abandonné par celui qui devoit me seconder. Dans cet état, il me parut qu'il n'y

(1) Préceinte : Bande ou ceinture qui entoure le bâtiment. Elle est composée de bordages très-épais et très-larges: elle consolide le vaisseau, en liant étroitement toutes les parties de la proue à la poupe (de l'avant à l'arrière). Il y a autour du vaisseau plusieurs préceintes, qui sont toutes placées au-dessus de la ligne de flottaison. On parle ici de la plus élevée.

avoit point d'autre parti à prendre que de faire porter toutes mes voiles, et de revirer de bord, pour pouvoir regagner le vent, et revenir à un second abordage...

Comme je me disposois à cette manoeuvre, le grand mât des ennemis, que mon canon avoit endommagé, vint à tomber. Un moment après, Hannequin et Tourouvre étant arrivés pour me secourir, l'Anglais abattit son pavillon, et se rendit. Ceux-ci envoyèrent leur chaloupe à bord, pour se saisir du bâtiment. Le premier homme qui se présenta à eux fut d'Alonne, tout couvert de sang des coups de sabre qu'il avoit reçus et donnés. Il s'étoit défendu en si brave homme, et les ennemis en avoient conçu une idée si avantageuse, qu'avant que de se rendre, tous les officiers lui avoient confié leur argent et leurs bijoux. De tous ceux qui étoient passés avec lui, il resta seul avec un gardemarine tout le reste périt.

Le sieur Vesin, qui devoit attaquer le vaisseau de l'avant-garde, fut tué à la première décharge. Le baron d'Acy, son capitaine en second, ne laissa pas de venir à l'abordage mais il eut beau faire, il ne put jamais s'accrocher, et reçut une blessure qui le mit hors de combat. L'Anglais, qui se vit dégagé, fit force de voiles, et alla s'échouer sur ses côtes, devant un petit port où il trouva sa sûreté. Tandis que nous étions aux mains, nos corsaires enlevèrent à la flotte vingt-deux marchands: tout le reste se sauva.

Le lendemain, qui étoit le troisième jour de mon départ, je retournai à Dunkerque, où je rentrai sur le soir avec toutes nos prises. Cette action avoit été fort sanglante j'y avois perdu plus de la moitié de mon équipage. Mon capitaine en second, nommé T. 75.

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Vilieblin, et le pauvre d'Escalis avoient été tués; d'Alonne et Detapes, majors, blessés. J'avois été moimême blessé à la main assez légèrement; mais j'avois reçu plus de dix balles dans mes habits. A l'armée, il faut être heureux. Tourouvre et le chevalier de Nangis perdirent six officiers. Vesin, capitaine, fut tué; le baron d'Acy, capitaine en second, blessé; beaucoup de gardes-marines, et un grand nombre de soldats et de matelots, tués ou blessés.

L'aumônier de mon vaisseau, qui étoit Parisien, et qui jusqu'alors n'avoit jamais perdu de vue les tours de Notre-Dame, fut si effrayé de ce combat, qu'il ne fut plus possible de le rassurer. Le bruit du canon, et tout ce spectacle de morts et de blessés, l'avoient tellement frappé, qu'en me demandant son congé, comme nous arrivions à Dunkerque, il me déclara qu'il ne retourneroit pas à la mer, quand le Roi le feroit amiral.

J'envoyai à la cour une relation de tout ce qui s'étoit passé. Le chevalier de Nangis fut chargé d'en porter la nouvelle au Roi, à qui elle fit tant de plaisir, qu'il me fit sur-le-champ chef d'escadre. Voici la lettre que le ministre écrivit sur ce sujet à M. Du Luc, pour lors évêque de Marseille, maintenant archevêque d'Aix:

<< Vous aurez sans doute appris, monsieur, la belle « et éclatante action du chevalier de Forbin : mais je << veux que vous appreniez par moi que le Roi vient « de l'en récompenser sur-le-champ, en le faisant chef « d'escadre. Je suis bien aise que vous soyez le pre<< mier à en répandre la nouvelle dans la bonne ville « de Marseille, et dans toute la Provence je sais la

:

< part que vous y prenez, et c'est aussi ce qui m'a << donné occasion de vous l'écrire. »

Un courrier du cabinet m'apporta la lettre du ministre, par laquelle il me faisoit savoir que le Roi m'avoit fait chef d'escadre, et que Sa Majesté vouloit que je quittasse le nom de chevalier, que j'avois porté jusqu'alors, pour ne paroître plus dans le monde que sous le nom de comte de Forbin. Ces nouvelles me faisoient trop de plaisir pour ne pas gratifier le courrier qui me les avoit apportées. Je lui fis présent d'un diamant de cinquante louis que j'avois au doigt, et je me mis en état de répondre incessamment aux lettres que je venois de recevoir.

En écrivant ma relation à la cour, j'avois mandé au ministre que la saison n'étoit pas encore trop avancée; et que mon projet pouvant encore avoir lieu, je serois en état de poursuivre, si la cour se hâtoit de remplacer par une prompte promotion les officiers qui manquoient à mon escadre. Le ministre me répondit que le Roi vouloit que je fisse moi-même la promotion. Cette commission m'embarrassoit fort; car plusieurs méritoient d'être récompensés, et je n'avois pas assez de grâces à distribuer pour contenter tout le monde.

Je récrivis donc au ministre, pour lui représenter qu'il étoit plus convenable que ce remplacement se fit à la cour; que je ne pourrois jamais le faire moimême, sans donner lieu à bien des plaintes contre moi; qu'il étoit de l'intérêt du Roi que je menasse ma troupe contente; et que quand la cour se seroit expliquée, personne n'ayant à se plaindre de moi, je pourrois répondre aux mécontens que le Roi l'avoit ainsi voulu.

Parmi les officiers qui avoient été blessés, SainteHonorine, lieutenant de vaisseau, avoit perdu les deux bras et les deux jambes : je crus devoir informer la cour de la triste situation où il se trouvoit. Je demandai donc pour lui une commission de capitaine de vaisseau, une croix de Saint-Louis, et la première pension qui vaqueroit ; ajoutant qu'on ne risquoit rien à accorder toutes ces grâces, puisque certainement il n'en jouiroit pas long-temps, n'y ayant nulle apparence qu'il pût échapper.

Le ministre me répondit que quant au remplace-ment, le Roi vouloit absolument que je nommasse les officiers; et pour ce qui regardoit les récompenses que j'avois demandées en faveur de Sainte-Honorine, je reçus, avec la commission de capitaine de vaisseau, la croix de Saint-Louis, et toutes les assurances que je pouvois souhaiter pour la première pension

vacante.

Je courus en porter la nouvelle à ce pauvre garçon, qui, malgré les douleurs intolérables qu'il souffroit avec une patience héroïque, ne laissa pas de me témoigner quelque joie de la distinction que la cour faisoit de lui, et beaucoup de reconnoissance de mon empressement à le servir sans qu'il m'en eût prié. Il ne jouit pas long-temps des récompenses dont on l'avoit jugé digne : il mourut le lendemain, regretté de tous ceux qui l'avoient connu.

pas

faire la pro

Le ministre persistant à ne vouloir motion, et à m'en laisser tout l'embarras, je me tirai d'intrigue en désarmant les quatre barques longues, dont je pris les équipages et les officiers, qui, joints à cent matelots que M. le chevalier de Langeron me

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