Images de page
PDF
ePub
[ocr errors]

«nistre. Malgré les instances de l'ambassadeur, il ne << vous est rien arrivé. J'en conviens, lui répliquai-je; mais reconnoissez aussi que je ne me suis «< tiré d'affaire que parce que, ensuite des brouilleries << secrètes et de la mésintelligence qu'il y avoit entre << les deux couronnes, on ne s'est pas trop embarrassé << de donner satisfaction à ce prince.

« Il n'en auroit pas été de même, si j'avois exécuté «< ce que j'avois parfaitement bien compris dans l'af<< faire dont vous me parlez. Il étoit immanquable " qu'on auroit fait des plaintes contre moi je n'au«< rois pas eu affaire à des puissances que vous eus<< siez cru ne devoir pas ménager; l'on m'auroit fait << mon procès; et, n'ayant à alléguer pour ma défense « que des paroles, qu'on oublie dans l'occasion, il << m'en auroit coûté la tête. Ainsi, quoique très-inno« cent, j'aurois été la victime sur laquelle l'on auroit << tout fait retomber, et qu'on n'auroit pas manqué << d'immoler aux plaintes de ceux à qui ma conduite « auroit été désagréable. »

A ce mot, le ministre se prit à rire, et plaisanta assez long-temps sur ma prévoyance, qui lui paroissoit, disoit-il, hors de saison.

[1709] Au commencement de l'année 1709, je fus envoyé à Dunkerque, pour y commander. Sur le bruit qui couroit que les ennemis devoient venir bombarder la ville et brûler les jetées, j'avois ordre de préparer des chaloupes et de petits canots, pour traverser leur projet. Mais ce bruit fut faux, et personne ne parut.

Je retournai à la cour, où je séjournai quelque temps. Il me faisoit beaucoup de peine de retourner

à Dunkerque: ma santé étoit fort altérée, et je souffrois extrêmement, tant de mes anciennes blessures que de bien d'autres infirmités que j'avois contractées dans mes longs voyages, et dans tous les dangers que j'avois courus.

Je m'adressai au ministre, à qui je représentai que, n'y ayant plus d'armement dans ce port, il étoit inutile que j'y demeurasse plus long-temps; qu'un enseigne suffisoit pour le service qu'il y avoit à faire; et qu'ainsi je le priois de me mettre dans le département de Toulon. Pour l'engager encore mieux à m'accorder ce que je souhaitois, je lui fis valoir mes maladies, qui demandoient que je m'approchasse de mon air natal, où je serois à portée de faire des remèdes pour le rétablissement de ma santé, et pour me mettre en état d'aller encore au bout du monde, si le service du Roi le demandoit.

J'eus beau insister, presser, prier, le ministre fut inflexible: il me refusa crûment; et je n'en tirai d'autre réponse, sinon que ma présence étoit nécessaire à Dunkerque. Tout ce que je pus obtenir se réduisit à un congé pour trois mois, pendant lesquels je pourrois aller régler quelques affaires que j'avois en Pro

vence.

[1710] L'année d'après, il me fallut retourner encore à Dunkerque, pour y remplir les fonctions de commandant dans le port. Le déclin de l'âge ne vient pas sans infirmités : les miennes augmentèrent extrêmement, et plusieurs de mes plaies s'étoient rouvertes. Je fus obligé d'aller en Provence, où je me mis entre les mains des chirurgiens. J'écrivis de là au ministre que je n'étois point en état de retourner

à mon poste. Il le trouva mauvais il voulut m'obliger de m'y rendre, et me menaça de me faire rayer des états de la marine, si je n'obéissois promp

tement.

Je lui répondis qu'il étoit le maître de faire ce qu'il jugeroit à propos; mais que, dans l'état où j'étois, il étoit absolument impossible que je me misse en route. Je lui envoyai, sur l'état et sur la qualité de mes blessures, des attestations des médecins et des chirurgiens, signées par M. Arnoux, intendant des galères. Il n'en tint nul compte, et persista à vouloir être obéi.

Enfin j'écrivis au cardinal de Janson, à qui je fis part de la situation où je me trouvois. Cette Eminence parla au ministre, et obtint qu'on me mettroit du département de Toulon. Je me rendis dans la ville; mais je n'y fus pas plus tôt, que mes infirmités augmentèrent considérablement. Je récrivis au ministre, le priant de me permettre d'aller passer au moins quelque temps chez moi, pour tâcher de me rétablir parfaitement, et de me mettre en état d'employer le reste de mes jours au service de Sa Majesté. On n'eut aucun égard à mes prières, et je reçus un ordre précis de résider à Toulon.

Cette dureté, qui me perça le cœur, me fit prendre la résolution de me retirer entièrement, d'autant mieux que je vis fort bien que la paix qui alloit être conclue avec l'Angleterre, supposé qu'elle ne le fût pas déjà, ne laisseroit désormais que bien peu de

chose à faire dans la marine.

J'écrivis donc pour la dernière fois, à M. de Pontchartrain, que mes maux augmentant de plus en plus,

et que n'y voyant point d'autre remède que de me retirer entièrement, je le priois de me faire obtenir de Sa Majesté un congé absolu. Ce ministre, qui ne m'aimoit pas à beaucoup près, surtout depuis l'affaire du certificat, ne me marchanda pas : il m'envoya tout ce que je souhaitois, et il fit joindre, au congé que je lui avois demandé, une pension de quatre mille livres, outre celle de trois mille livres dont je jouissois depuis deux ans.

Je ne pousserai pas plus loin ces Mémoires. En conséquence du congé que je venois de recevoir, je me retirai à l'âge d'environ cinquante-six ans, après quarante-quatre ans de service, dans une maison de campagne que j'ai dans le voisinage de Marseille, où j'ai toujours demeuré depuis.

J'y respire un fort bon air, j'y passe dans une honnête abondance une vie douce et tranquille, uniquement occupé à servir Dieu, et à cultiver des amis, dont je préfère le commerce à tout ce que la fortune auroit pu me présenter de plus brillant ; j'emploie une partie de mon revenu au soulagement des pauvres, et je tâche de remettre la paix dans les familles, soit en faisant cesser les anciennes inimitiés, soit en terminant les procès de ceux qui veulent s'en rapporter à mon jugement.

Ce genre de vie paisible m'a rendu ma première vigueur toutes mes incommodités se sont entièrement dissipées; et, quoique dans un âge avancé, je jouis d'une santé presque aussi forte et aussi robuste que dans ma première jeunesse. Aussi, bien loin de me plaindre des dégoûts que j'ai reçus de la cour, je reconnois de bonne foi qu'ils m'ont été bien plus profi

282 [1710] MÉMOIRES DU COMTE DE FORBIN.

tables que nuisibles, puisque je leur dois un bonheur que je ne connoissois pas auparavant, et que je n'aurois peut-être goûté de ma vie.

M. de Forbin est mort dans sa retraite en 1734.

FIN DES MÉMOIRES DU COMTE DE FORBIN.

« PrécédentContinuer »