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CONVERSATIONS DE PASCAL.

1652-1662.

Sous ce titre de Conversations, qui était naturellement indiqué par le sujet même, nous réunissons divers entretiens et des mots de Pascal qui ont pour la plupart été conservés par Nicole et Fontaine, par Mme Perier et Marguerite Perier.

Les premiers de ces entretiens sont ceux que Pascal eut avec son jeune ami le duc de Roannez, sur la condition des Grands. Une personne qui était présente en écrivit neuf ou dix ans plus tard une relation que nous reproduisons telle qu'elle a été publiée pour la première fois par Nicole, dans son Traité de l'Education d'un prince, en 1670, sous le titre de Discours sur la condition des Grands. Nous avons rétabli le préambule de Nicole.

Il est à croire que cette relation fut écrite peu de temps seulement après la mort de Pascal, c'est-à-dire à la fin de 1662. Les conversations de Pascal avec le duc de Roannez, ayant eu lieu neuf ou dix ans auparavant, seraient donc de 1652 ou 1653.

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La relation de l'entretien célèbre que Pascal eut avec Saci, à PortRoyal des Champs en 1654, fut écrite par Fontaine, l'ami et le secrétaire de Saci. Desmolets la publia en 1728, d'après les Mémoires de Fontaine, encore inédits à cette époque. Marguerite Perier eut connaissance de cette première publication et demanda quelques renseignements à ce sujet à l'abbé d'Étemare. Il faut, lui répondit ce dernier, que cet entretien de M. Pascal avec M. de Sacy ait été mis « par écrit sur le champ par M. Fontaine. Il est indubitablement de « M. Fontaine pour le style; mais il porte pour le fond, le caractère « de M. Pascal à un point que M. Fontaine ne pouvait inventer rien « de pareil. » (Lettre du 20 juin 1728. Ier Recueil MS. du P. Guerrier, pag. DXLIII.) — Nous réimprimons cet Entretien, d'après les Mémoires de Fontaine (Utrecht, 1756, 2 vol. in-12). Nous rétablissons fidèlement le récit du naïf rapporteur et les répliques de Saci, qui sont le complément nécessaire des paroles de Pascal et les font ressortir avec un caractère nouveau d'originalité et de grandeur.

Les mots de Pascal, qui viennent ensuite, sont extraits des MSS. du P. Guerrier, de la Logique de Port-Royal, des Essais de Nicole, ou de la Vie de Pascal par madame Perier.

Enfin nous reproduisons telle qu'elle se trouve dans la Préface d'Étienne Perier, la relation d'un discours dans lequel Pascal exposa, en présence de quelques amis, le plan de son Apologie de la Religion. Quelque incomplète qu'elle soit, cette relation devait trouver ici sa place.

P. F.

CONVERSATIONS DE PASCAL

DISCOURS

SUR LA CONDITION DES GRANDS

1652 ou 4655.

Une des choses sur lesquelles feu M. Paschal avoit plus de vues étoit l'instruction d'un prince que l'on tâcheroit d'élever de la manière la plus proportionnée à l'état où Dieu l'appelle, et la plus propre pour le rendre capable d'en remplir tous les devoirs et d'en éviter tous les dangers. On lui a souvent ouï dire qu'il n'y avoit rien à quoi il désirât plus de contribuer s'il y étoit engagé, et qu'il sacrifieroit volontiers sa vie pour une chose si importante. Et comme il avoit accoutumé d'écrire les pensées qui lui venoient sur les sujets dont il avoit l'esprit occupé, ceux qui l'ont connu se sont étonnés de n'avoir rien trouvé dans celles qui sont restées de lui, qui regardât expressément cette matière, quoique l'on puisse dire en un sens qu'elles la regardent toutes, n'y ayant guères de livres qui puissent plus servir à former l'esprit d'un prince que le recueil que l'on en a fait '.

Il faut donc ou que ce qu'il a écrit de cette matière ait été perdu, ou qu'ayant ces pensées extrêmement présentes, il ait négligé de les écrire. Et comme par l'une et l'autre cause le public s'en trouve également privé, il est venu dans l'esprit d'une personne, qui a assisté à trois discours assez courts qu'il fit à un enfant de grande condition et dont l'esprit qui étoit extrêmement avancé étoit déjà capable des vérités les plus fortes, d'écrire sept ou huit ans après ce qu'il en a retenu. Or, quoiqu'après un si long temps il ne puisse pas dire que ce soient les propres

Au moment où Nicole écrivait ceci, la première édition des Pensées venait de paraître.

2 Le duc de Roannez, alors âgé de 22 ou 23 ans. Voy. Appendice, no 1. "Ou plutôt « neuf ou dix ans après, » comme a corrigé Nicole en reimprimant ce morceau dans ses Essais de morale.

paroles dont monsieur Paschal se servit alors, néanmoins tout ce qu'il disoit faisoit une impression si vive sur l'esprit qu'il n'étoit pas possible de l'oublier. Et ainsi il peut assurer que ce sont au moins ses pensées et ses sentiments.

Ces trois petits discours avoient pour but de remédier à trois défauts auxquels la grandeur porte d'elle-même ceux qui y sont nés. Le premier de se méconnoître eux-mêmes; de s'imaginer que tous ces biens dont ils jouissent leur sont dus et font comme partie de leur être, ce qui fait qu'ils ne se considèrent jamais dans l'égalité naturelle avec tous les autres hommes.

Le second est qu'ils se remplissent tellement de ces avantages extérieurs dont ils se trouvent maîtres, qu'ils n'ont aucun égard à toutes les qualités plus réelles et plus estimables; qu'ils ne tåchent point de les acquérir et qu'ils s'imaginent que la seule qualité de Grand mérite toute sorte de respect, et n'a pas besoin d'ètre soutenue par celles de l'esprit et de la vertu.

Le troisième est que la condition des Grands étant jointe à la licence et au pouvoir de satisfaire ses inclinations, elle en engage plusieurs dans des emportements déraisonnables et à des déréglements bas, de sorte qu'au lieu de mettre leur grandeur à servir les homines ils la font consister à les traiter avec outrage et à s'abandonner à toute sorte d'excès.

Ce sont ces trois défauts que M. Paschal avoit en vue, lorsqu'il fit en diverses rencontres ces trois discours que nous rapporte rons ici.

er DISCOURS.

Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image:

Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi qui s'était perdu; et ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il

reçut tous les respects qu'on lui voulut rendre et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que ce peuple cherchait et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée : l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son état véritable et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre. C'était par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-même.

:

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui et non-seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais ces mariages, d'où dépendent-ils? D'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprévues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres; mais n'est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu'ils les ont conservées? '

'En réimprimant ce discours dans ses Essais de morale, Nicole a intercalé ici les lignes suivantes : « Mille autres aussi habiles qu'eux, «ou n'en ont pu acquérir, ou les ont perdues après les avoir ac« quises.

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