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désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu'ils se soumettent à vous sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement; mais ils espèrent par ces services et ces déférences qu'ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu'ils désirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité. Vous êtes de même environné d'un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence; c'est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d'étendue; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre: ils sont comme vous des rois de concupiscence. C'est la concupiscence qui fait leur force; c'est-à-dire la possession des choses que la cupidité

des hommes désire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu'elle vous donne et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n'est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs; soulagez leurs nécessités; mettez votre plaisir à être bienfaisant; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l'avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête; mais en vérité c'est toujours une grande folie que de se damner; et c'est pourquoi il ne faut pas en demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D'autres que moi vous en diront le chemin il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter, faute de bien connaître l'état véritable de cette condition.

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ENTRETIEN DE PASCAL AVEC SACI

SUR ÉPICTÈTE ET MONTAIGNE.

4654.

M. Pascal vint aussi en ce temps-là demeurer à Port-Royal des Champs. Je ne m'arrête point à dire qui était cet homme que non-sculement toute la France mais toute l'Europe a admiré. Son esprit toujours vif, toujours agissant, était d'une étendue, d'une élévation, d'une fermeté, d'une pénétration et d'une netteté au delà de ce qu'on peut croire. Il n'y avait point d'homme habile dans les mathématiques qui ne lui cédât; témoin l'histoire de la roulette fameuse qui était alors l'entretien de tous les savants. Il savait animer le cuivre et donner de l'esprit à l'airain. Il faisait que de petites roues sans raison où étaient sur chacune

les dix premiers ch ffres, rendaient raison aux personnes les plus raisonnables et il faisait en quelque sorte parler des machines muettes, pour résoudre en jouant les difficultés des nombres qui arrêtaient les savants : ce qui lui coûta tant d'application et d'efforts d'esprit que pour monter cette machine' au point où tout le monde l'admirait et que j'ai vu de mes yeux, il en eut lui-même la tête presque démontée pendant trois ans.

Cet homme adınirable, enfin étant touché de Dieu, soumit cet esprit si élevé au doux joug de J.-C. et ce cœur si noble et si grand embrassa avec humilité la pénitence. Il vint à Paris se jeter entre les bras de M. Singlin, résolu de faire tout ce qu'il lui ordonnerait. M. Singlin crut en voyant ce grand génie, qu'il ferait bien de l'envoyer à Port-Royal des Champs où M. Arnauld lui prêterait le collet en ce qui regarde les autres sciences et où M. de Saci lui apprendrait à les mépriser. Il vint donc demeurer à Port-Royal. M. de Saci ne put pas se dispenser de le voir, surtout en ayant été prié par M. Singlin; mais les lumières saintes qu'il trouvait dans l'Ecriture et dans les Pères, lui firent espérer qu'il ne serait point ébloui de tout le brillant de M. Pascal qui charmait néanmoins et enlevait tout le monde. Il trouvait en effet tout ce qu'il disait fort juste. Il avouait avec plaisir la force de ses discours mais il n'y apprenait rien de nouveau. Tout ce que M. Pascal lui disait de grand il l'avait vu avant lui dans St. Augustin; et faisant justice à tout le monde il disait : « M. Pascal « est extrêmement estimable en ce que n'ayant point lu les Pères de l'Eglise, il a de lui-même par la pénétration de son esprit, « trouvé les mêmes vérités qu'ils avaient trouvées. Il les trouve << surprenantes, disait-il, parce qu'il ne les a vues en aucun en<«< droit; mais pour nous, nous sommes accoutumés à les voir de « tous côtés dans nos livres. » Ainsi ce sage ecclésiastique trouvant que les anciens n'avaient pas moins de lumière que les nouveaux, il s'y tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu'il se rencontrait en toutes choses avec St. Augustin.

La conduite de M. de Saci, en conversant avec les gens, était de proportionner ses entretiens à ceux à qui il parlait. S'il voyait par exemple M. Champagne, il parlait avec lui de la peinture. S'il voyait M. Hamon, il l'entretenait de la médecine. S'il voyait le chirurgien du lieu, il le questionnait sur la chirurgie. Ceux qui

'La Machine d'arithmétique.

cultivaient les arbres, ou la vigne, ou les grains, lui disaient tout ce qu'il fallait observer. Tout lui servait pour passer aussitôt à Dieu et pour y faire passer les autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fort, et lui parler des lectures de philosophie dont il s'occupait le plus. Il le mit sur ce sujet aux premiers entretiens qu'ils eurent ensemble. M. Pascal lui dit que ses deux livres les plus ordinaires avaient été Epictète et Montaigne; et il lui fit de grands éloges de ces deux esprits. M. de Saci qui avait toujours cru devoir peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de lui en parler à fond.

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Épictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui ait le mieux connu les devoirs de l'homme. Il veut, avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet; qu'il soit persuadé qu'il fait tout avec justice; qu'il se soumette à lui de hon cœur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très-grande sagesse : qu'ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures et préparera son cœur à souffrir paisiblement les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il, J'ai perdu cela; dites plutôt, Je l'ai rendu mon fils est mort, je l'ai rendu ma femme est morte, je l'ai rendue. Ainsi des biens et de tout le reste. Mais celui qui me l'ôte est un méchant homme, direz-vous. Pourquoi vous mettez-vous en peine par qui celui qui vous l'a prêté vient le redemander? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient à autrui, comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il encore, désirer que les choses qui se font se fassent comme vous le voulez; mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se font. Souvenez-vous

dit-il, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez votre personnage dans une comédie, tel qu'il plaît au maître de vous le donner. Soyez sur le théâtre autant de temps qu'il lui plaît; paraissez-y riche ou pauvre, selon qu'il l'a ordonné. C'est votre fait de jouer · bien le personnage qui vous est donné; mais de le choisir c'est le fait d'un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables; et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne désirerez rien avec excès.

« Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l'homme. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de l'homme doivent être de reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre.

"Voilà, Monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l'homme. J'ose dire qu'il mériterait d'être adoré, s'il avait aussi bien connu son impuissance, puisqu'il fallait être Dieu pour apprendre l'un et l'autre aux hommes. Aussi comme il était terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu'on doit faire, voici comme il se perd dans la présomption de ce que l'on peut. Il dit que Dieu a donné à tout homme les moyens de s'acquitter de toutes ses obligations; que ces moyens sont toujours en notre puissance; qu'il ne faut chercher la félicité que par les choses qui sont toujours en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a

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