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une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bou-
che dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes
et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts { dénués
de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l'inconnu que le
Peseur d'or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse

d'inquisiteurf trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis
circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde
des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme
qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des
cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe
et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les pro-
ductions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses maga-
sins poudreuxfous y auriez lu la tranquillité lucide d'un Dieu
qui voit tout, ou la force orgueilleuse d'un homme qui a tout vu.
Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux
coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père
Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trou-
vait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de si-
nistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines hu-
maines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les
joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux
génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans
mondefoù
jouissances parce qu'il n'avait plus d'illusion sans douleurŢ parce
qu'il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout,
immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d'un nuage de
lumière es yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme,
semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce
cabinet mystérieux. Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune
homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé
par des pensées de mort et de fantasques images. S'il demeura
comme étourdi, s'il se laissa momentanément dominer par une
croyance digne d'enfants qui écoutent les contes de leurs nour-
rices, il faut attribuer cette erreur au voile étendu sur sa vie et sur
son entendement par ses méditations, à l'agacement de ses nerfs
irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer
les atroces délices contenues dans un morceau d'opium. Cette vision
avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle,
temps et lieux où la magie devait être impossible. Voisin de la
maison où le dieu de l'incrédulité française avait expiré, disciple

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de Gay-Lussac et d'Arago, contempteur des tours de gobelets que
font les hommes du pouvoir, l'inconnu n'obéissait sans doute
qu'a fascinations poétiques dont faraj accept tee prestiges
dentaray
auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de dés-
espérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu. Il
trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l'inex-
plicable pressentiment de quelque pouvoir étrange; mais cette
émotion était semblable à celle que nous avons tous éprouvée de-
vant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant
de génie et revêtu de gloire.

- Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par
Raphaël? lui dit courtoisement le vieillard d'une voix dont la so-
norité claire et brève avait quelque chose de métallique. Et il posa
la lampe sur le fût d'une colonne brisée, de manière à ce que la
boîte brune reçût toute la clarté.

Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain le panneau d'acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l'admiration de l'inconnu. A l'aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel. La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres figurées par nn fond noir; une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d'où cette lumière voulait sortir; sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s'échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves Пes lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l'écoutait dans l'avenir, la retrouvait dans les enseignements du passé. L'Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient les âmes troublées Enfin a religionlse lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce précepte où elle se résume: Aimez-vous les uns les autres !

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Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon,
étouffait l'égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. Parta-
geant le privilége des enchantements de la musique, l'œuvre de
Raphaël vous jetait sous le charme impérieux des souvenirs, et son
triomphe était complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la
lumière agissait encore sur cette merveille; par moments il semblait
que la tête at dans le lointain, au sein de quelque nuage.
- J'ai couvert cette toile de pièces d'or, dit froidement le mar-
chand.

- Eh! bien, il va falloir mourir, s'écria le jeune homme qui sortait d'une rêverie dont la dernière pensée l'avait ramené vers sa fatale destinée en le faisant descendre par d'insensibles déductions d'une dernière espérance à laquelle il s'était attaché.

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-

-Ah! ah! j'avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu'il serra par les poignets dans l'une des siennes, comme dans un étau. L'inconnu sourit tristement de cette méprise et dit d'une voix douce Hé! monsieur, ne craignez rien, il s'agit de ma vie et non de la vôtre. Pourquoi n'avouerais-je pas une innocente supercherie, reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie?

Le soupçonneux marchand examina d'un œil sagace le morne visage de son faux chaland tout en l'écoutant parler. Rassuré bientôt par l'accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les joueurs, il lâcha les mains; mais par un reste de suspicion qui révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s'appuyer, et dit en y prenant un stylet : - Êtes-vous depuis trois ans surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification?

L'inconnu ne put s'empêcher de sourire en faisant un geste négatif. - Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d'être venu au monde, ou bien êtes-vous déshonoré ?

Si je voulais me déshonorer, je vivrais.

Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou vous trouvez-vous obligé de composer des flons flons pour payer le convoi de votre maîtresse? N'auriez-vous pas plutôt la maladie de l'or? voulez-vous

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détrôner l'ennui? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir?

Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu'il est difficile d'exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il d'un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations.

- Eh! eh! Ces deux syllabes que d'abord le vieillard fit entendre pour toute réponse ressemblèrent au cri d'une crécelle. Puis il reprit ainsi : Sans vous forcer à m'implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d'Allemagne, une seule

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des sesterces ou des oboles de l'ancien monde, ni une piastre du 'Copec

5.

nouveau, sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et will, plus considéré que ne peut l'être un roi constitutionnel. :. Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.

Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siége où il s'était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n'excédait pas celle d'une peau de renard; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d'une petite comète. Le jeune incrédule s'approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s'en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé d'une curiosité bien légitime, il se pencha pour regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité Tes grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la

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