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ments sont rapportés à la mesure de l'écu de cent sous, où les idées, les croyances sont chiffrées, où tout s'escompte, où Dieu même emprunte et donne en garantie ses revenus d'âmes, car le pape y a son compte courant. Si je puis trouver une âme à négon'est-ce pas là?

cier,

Castanier alla joyeux à la Bourse, en pensant qu'il pourrait trafiquer d'une âme comme on y commerce des fonds publics. Un homme ordinaire aurait eu peur qu'on ne s'y moquât de lui; mais Castanier savait par expérience que tout est sérieux pour l'homme au désespoir. Semblable au condamné à mort qui écouterait un fou s'il venait lui dire qu'en prononçant d'absurdes paroles il pourrait s'envoler à travers la serrure de sa porte, celui qui souffre est crédule et n'abandonne une idée que quand elle a failli, comme la branche qui a cassé sous la main du nageur entraîné. Vers quatre beures Castanier parut dans les groupes qui se formaient après la fermeture du cours des effes publics, et où se faisaient alors les négociations des effets particuliers et les affaires purement commerciales. Il était connu de quelques négociants, et pouvait, en feignant de chercher quelqu'un, écouter les bruits qui couraient sur les gens embarrassés.

-Plus souvent, mon petit, que je te négocierai du Claparon et compagnie! Ils ont laissé remporter par le garçon de la Banque les effets de leur paiement ce matin, dit un gros banquier dans son langage sans façon. Si tu en as, garde-le.

Ce Claparon était dans la cour, en grande conférence avec un homme connu pour faire des escomptes usuraires. Aussitôt Castanier se dirigea vers l'endroit où se trouvait Claparon, négociant connu pour hasarder de grands coups qui pouvaient aussi bien le ruiner que l'enrichir.

Quand Claparon fut abordé par Castanier, le marchand d'argent venait de le quitter, et le spéculateur avait laissé échapper un geste de désespoir.

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Eh bien, Claparon, nous avons cent mille francs à payer à la Banque, et voilà quatre heures; cela se sait, et nous n'avons plus le temps d'arranger notre petite faillite, lui dit Castanier.

Monsieur !

Parlez plus bas, répondit le caissier; si je vous proposais une affaire où vous pourriez ramasser autant d'or que vous en voudriez...

Elle ne paierait pas mes dettes, car je ne connais pas d'affaire qui ne veuille un temps de cuisson.

Je connais une affaire qui vous les ferait payer en un moment, reprit Castanier, mais qui vous obligerait à....

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A vendre votre part du paradis. N'est-ce pas une affaire comme une autre? Nous sommes tous actionnaires dans la grande entreprise de l'éternité.

-Savez-vous que je suis homme à vous souffleter?... dit Claparon irrité, il n'est pas permis de faire de sottes plaisanteries à un homme dans le malheur.

- Je parle sérieusement, répondit Castanier en prenant dans sa poche un paquet de billets de banque.

D'abord, dit Claparon, je ne vendrais pas mon âme au diable pour une misère. J'ai besoin de cinq cent mille francs pour aller...

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Qui vous parle de lésiner? reprit brusquement Castanier. Vous auriez plus d'or que n'en peuvent contenir les caves de la Banque.

Il tendit une masse de billets qui décida le spéculateur.

- Fait! dit Claparon. Mais comment s'y prendre?

- Venez là-bas, à l'endroit où il n'y a personne, répondit Castanier en montrant un coin de la cour.

Claparon et son tentateur échangèrent quelques paroles, chacun le visage tourné contre le mur. Aucune des personnes qui les avaient remarqués ne devina l'objet de cet à parte, quoiqu'elles fussent assez vivement intriguées par la bizarrerie des gestes que firent les deux parties contractantes. Quand Castanier revint, une clameur d'étonnement échappa aux boursiers. Comme dans les assemblées françaises où le moindre événement distrait aussitôt, tous les visages se tournèrent vers les deux hommes qui excitaient cette rumeur, et l'on ne vit pas sans une sorte d'effroi le changement opéré chez eux. A la Bourse, chacun se promène en causant, et tous ceux qui composent la foule se sont bientôt reconnus et observés, car la Bourse est comme une grande table de bouillotte où les habiles savent deviner le jeu d'un homme et l'état de sa caisse d'après sa physionomie. Chacun avait donc remarqué la figure de Claparon et celle de Castanier. Celui-ci, comme l'Irlandais, était nerveux et puissant, ses yeux brillaient, sa carnation

avait de la vigueur. Chacun s'était émerveillé de cette figure majestueusement terrible en se demandant où ce bon Castanier l'avait prise; mais Castanier, dépouillé de son pouvoir, apparaissait fané, ridé, vieilli, débile. Il était, en entraînant Claparon, comme un malade en proic à un accès de fièvre, ou comme un thériaki dans le moment d'exaltation que lui donne l'opium; mais en revenant, il était dans l'état d'abattement qui suit la fièvre, et pendant lequel les malades expirent, ou il était dans l'affreuse prostration que causent les jouissances excessives du narcotisme. L'esprit infernal qui lui avait fait supporter ses grandes débauches était disparu; le corps se trouvait seul, épuisé, sans secours, sans appui contre les assauts des remords et le poids d'un vrai repentir. Claparon, de qui chacun avait deviné les angoisses, reparaissait au contraire avec des yeux éclatants et portait sur son visage la fierté de Lucifer. La faillite avait passé d'un visage sur l'autre.

Allez crever en paix, mon vieux, dit Claparon à Castanier. - Par grâce, envoyez-moi chercher une voiture et un prêtre, le vicaire de Saint-Sulpice, lui répondit l'ancien dragon en s'asseyant sur une borne.

Ce mot : « Un prêtre ! » fut entendu par plusieurs personnes, et fit naître un brouhaha goguenard que poussèrent les boursiers, tous gens qui réservent leur foi pour croire qu'un chiffon de papier, nommé une inscription, vaut un domaine. Le Grand-livre est leur Bible.

- Aurai-je le temps de me repentir? se dit Castanier d'une voix lamentable qui frappa Claparon.

Un fiacre emporta le moribond. Le spéculateur alla promptement payer ses effets à la Banque. L'impression produite par le soudain changement de physionomie de ces deux hommes fut effacée dans la foule, comme un sillon de vaisseau s'efface sur la mer. Une nouvelle de la plus haute importance excita l'attention du monde négociant. A cette heure où tous les intérêts sont en jeu, Moïse, en paraissant avec ses deux cornes lumineuses, obtiendrait à peine les honneurs d'un calembour, et serait nié par les gens en train de faire des reports. Lorsque Claparon eut payé ses effets, la peur le prit. Il fut convaincu de son pouvoir, revint à la Bourse et offrit son marché aux gens embarrassés. L'inscription sur le grand-livre de l'enfer, et les droits attachés à la jouissance d'icelle, mot d'un notaire que se substitua Claparon, fut

achetée sept cent mille francs. Le notaire revendit le traité du diable cinq cent mille francs à un entrepreneur en bâtiment, qui s'en débarrassa pour cent mille écus en le cédant à un marchand de fer; ct celui-ci le rétrocéda pour deux cent mille fraucs à un charpentier. Enfin, à cinq heures, personne ne croyait à ce singulier contrat, et les acquéreurs manquaient faute de foi.

A cinq heures et demie, le détenteur était un peintre en bâtiment qui restait accoté contre la porte de la Bourse provisoire, bâtie à cette époque rue Feydeau. Ce peintre en bâtiment, homme simple, ne savait pas ce qu'il avait en lui-même. Il était tout chose, dit-il à sa femme quand il fut de retour au logis.

La rue Feydeau est, comme le savent les flâneurs, une de ces rues adorées des jeunes gens qui, faute d'une maîtresse, épousent tout le sexe. Au premier étage de la maison la plus bourgeoisement décente, demeurait une de ces délicieuses créatures que le ciel se plaît à combler des beautés les plus rares, et qui, ne pouvant être ni duchesses ni reines, parce qu'il y a beaucoup plus de jolies femmes que de titres et de trônes, se contentent d'un agent de change ou d'un banquier de qui elles font le bonheur à prix fixe. Cette bonne et belle fille, appelée Euphrasie, était l'objet de l'ambition d'un clerc de notaire démesurément ambitieux. En effet, le second clerc de maître Crottat, notaire, était amoureux de cette femme comme un jeune homme est amoureux à vingt-deux ans. Ce clerc aurait assassiné le pape et le sacré collége des cardinaux, afin de se procurer une misérable somme de cent louis, réclamée par Euphrasie pour un châle qui lui tournait la tête, et en échange duquel sa femme de chambre l'avait promise au clerc. L'amoureux allait et venait devant les fenêtres de madame Euphrasie, comme vont et viennent les ours blancs dans leur cage, au Jardin-desPlantes. Il avait sa main droite passée sous son gilet, sur le sein gauche, et voulait se déchirer le cœur, mais il n'en était encore qu'à tordre les élastiques de ses bretelles.

- Que faire pour avoir dix mille francs? se disait-il, prendre la somme que je dois porter à l'enregistrement pour cet acte de vente. Mon Dieu! mon emprunt ruinera-t-il l'acquéreur, un homme sept fois millionnaire? Eh! bien, demain, j'irai me jeter à ses pieds, je lui dirai Monsieur, je vous ai pris dix mille francs, j'ai vingtdeux ans, et j'aime Euphrasie, voilà mon histoire. Mon père est riche, il vous remboursera, ne me perdez pas ! N'avez-vous pas

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