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LE CONVENTIONNEL GOUJON

SA JEUNESSE ET SES DÉBUTS.

1766-1793.

CHAPITRE PREMIER.

LES ANNÉES D'ENFANCE ET DE JEUNESSE.

Enfance de Goujon.

Voyage à Saint-Domingue. L'étude de Me Soutez, procureur au Châtelet. — Vie à Paris; premières vues politiques. - Le Père Mongez. L'ami Tissot. Retraite à Meudon; la « Thébaïde ». Optimisme et enthousiasme. La Fédération. Discours « sur l'influence de la morale des gouvernements. »

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Jean-Marie-Claude-Alexandre Goujon est né à Bourg-en-Bresse le 13 avril 1766. Son père, Claude Goujon, Bressan d'origine, était alors directeur des droits réunis à la ferme des aides; il s'était marié en 1762 avec une toute jeune fille, Jeanne-Marguerite-Nicole Ricard, née en 1745, dont le père était secrétaire de l'intendance de Bourgogne1. Elle lui avait donné d'abord, en 1763, une fille, Sophie-Perrine. Jean-Marie et sa sœur étaient encore très jeunes quand le chef de famille fut nommé à Provins, petit chef-lieu d'élection qui faisait partie de la généralité de Paris, mais se rattachait, pour la perception des droits réunis, à la province de Champagne. La ferme des aides n'était pas une administration très importante: elle rapportait en tout à l'État cinquante et un millions par an, sur lesquels quinze millions à peine provenaient des droits réunis, impôts sur les cartes, dés

1. Voir Jarrin, Alexandre Goujon, Bourg, 1886, broch. in-8°, publiée par la Société d'émulation de l'Ain.

REV. HISTOR. LXXXVIII. 1er FASC.

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et tarots, impôt sur les fers, droits de jauge, de courtage, d'annuel, etc. Encore, dans la hiérarchie des 278 bureaux répandus sur toute la France, celui de Provins occupait-il un rang médiocre; le revenu devait en être mince, et Claude Goujon n'avait accepté cette résidence que pour se rapprocher d'Auxerre, où sa femme avait quelque bien. Il rêvait pour son fils un état meilleur que le sien propre. Jean-Marie avait du goût pour les lettres; à douze ans, il était capable de rimer un compliment de fête dans le style << sensible » et correct des continuateurs de Jean-Baptiste Rousseau :

C'est demain, cher papa, qu'est le jour de ta fête;
Pour te faire un bouquet, la rose est toute prête,

Le voici reçois-le d'un fils respectueux

:

Qui pour toi vers le ciel adresse tous ses vœux,

Et qui, pressant les dieux pour le bonheur d'un père,
Ne sent d'autre plaisir que celui de lui plaire, etc.'.

Claude Goujon ne resta pas longtemps à Provins. Un peu après 1777, il fut envoyé à Orléans, chef-lieu de généralité et siège d'une direction importante. Jean-Marie n'y suivit pas sa famille. Un parent très riche, planteur à Saint-Domingue, avait demandé qu'on envoyât l'enfant auprès de lui, offrant de l'associer plus tard à son entreprise. Claude Goujon consentit, non sans appréhensions. Son fils était bien jeune et d'une santé bien frêle pour supporter une traversée qui durait quarante jours en moyenne, sans préjudice des vents contraires, des tempêtes ou des calmes. Il le confia à un ami, officier de la marine royale, dont le vaisseau partait pour les Antilles. C'était un risque de plus, car on était en pleine guerre maritime. Jean-Marie vit de très près la flotte anglaise, peut-être même assista-t-il à la bataille d'Ouessant 2. Il dut arriver dans l'automne de 1778 à Saint-Domingue. C'était le pays par excellence du « bétail noir », la terre longtemps classique de la souffrance et de l'esclavage. Il y resta huit ans,

1. Papiers conservés par la famille Goujon.

2. M. Jules Claretie (les Derniers Montagnards, p. 131) parle d'une lettre enthousiaste que l'enfant aurait écrite à son père après le combat, et dont Claude Goujon, de passage à Paris, aurait fait une lecture publique au PalaisRoyal, sous l'arbre de Cracovie, aux applaudissements de la foule. Les héritiers de Goujon, qui ont gardé précieusement de lui jusqu'aux moindres écrits, ne possèdent pas cette lettre, et le souvenir même de cette anecdote légendaire n'a pas été conservé dans la famille.

toute son adolescence; plus tard, il n'en parlait que très rarement, en quelques mots amers: « J'ai vu bien des visages en peu d'années, et... bien rarement quelqu'un qui fût vrai, qui eût des mœurs et dans lequel la voix de l'humanité pût se faire entendre1. >> Ce spectacle fut pour lui, dit Michelet, « le charbon de feu dont parle la Bible », une vision d'épouvante qui ne le quitta jamais; il en demeura toute sa vie attristé, précocement grave en toutes choses, même en ses joies. Au reste, il lui fallut de bonne heure prendre la vie au sérieux, car elle ne lui souriait guère : parti pour faire fortune, il dut rentrer en France en 1786, pauvre comme devant, et désormais soutien unique, à vingt ans, d'une mère devenue veuve avec trois orphelins3. Nicole Goujon s'était retirée avec ses enfants à Auxerre, où elle avait une petite maison triste, malsaine et assez délabrée. La famille vivait péniblement de quelques fermages mal payés et d'une pension de 800 livres servie par la tante Cottin, sœur de Claude Goujon, qui était riche et habitait Paris. A Auxerre, Nicole Goujon avait retrouvé des amies d'enfance, Mme Desfontaines et Mme de la Poterie. Elles lui faisaient le meilleur accueil, l'aidaient de toutes manières, la recevaient avec ses enfants pendant les mois d'été, dans leur terre de Charmeaux ou sur le domaine de la Poterie, au bord de l'Yonne, près de Coulanges. Jean-Marie n'y demeura guère. Dès le printemps de 1786, il vint à Paris chercher fortune. Il n'avait pas fait d'études bien longues; pourtant il savait assez de latin, avait reçu quelques notions élémentaires de droit cela suffit pour que sa mère voulût faire de lui un avocat ou un homme de loi; il entra comme clerc chez Me Soutez, procureur au Châtelet. Ce n'était pas une place avantageuse. Jean-Marie y était astreint à un travail pénible, fastidieux, à peine rétribué. De huit heures du matin à neuf heures et demie du soir, il lui fallait copier des requêtes sous la surveillance inlassable du procureur; point d'interruption que pour les repas.

Quelquefois cependant, écrivait-il, la sécheresse de cette besogne, l'envie de m'instruire de quelque autre chose que je veux savoir,... ou de lire quelques livres que je n'ai que pour peu d'instants, font

1. A sa mère, 14 mars 1789.

2. Origine des Bonaparte, p. 238.

3. Depuis le départ de Jean-Marie, deux autres fils étaient nés, Alexandre et Antoine.

4. A sa sœur, 14 mars 1789.

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