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parlementaires qu'elle provoqua est demeurée longtemps dans la mémoire du pays. M. Dupin, nommé président grâce au concours du parti ministériel et malgré les efforts des opposants, dont le candidat était M. Passy, s'était presque immédiatement jeté dans le camp des coalisés. MM. Guizot, Thiers, Passy, Duvergier de Hauranne, Billault, Mauguin attaquèrent, sinon avec un talent égal, du moins avec un égal acharnement. Toutes les questions de politique intérieure ou extérieure furent passées en revue, et servirent successivement de texte aux plus amères récriminations. L'influence personnelle du roi sur les décisions gouvernementales, la part directe qu'il prenait aux affaires, étaient signalées, à mots peu couverts, comme la plaie véritable du gouvernement constitutionnel en France. Les ministres étaient représentés tout à la fois comme incapables et comme traîtres au pays, puisqu'ils acceptaient la situation servile que leur faisait la volonté royale.

A la Chambre des pairs, l'agression fut également très-vive. Non-seulement le cabinet fut attaqué par MM. Cousin, Villemain, de Montalembert, mais aussi par le duc de Broglie, dont la parole influente fut sévère pour le comte Molé et sa politique extérieure.

Mais partout le cabinet se défendit bien. Il semblait avoir grandi dans le péril, et ces dernières

épreuves le firent singulièrement valoir. MM. Molé, de Salvandy, de Montalivet, montrèrent surtout une fermeté d'attitude, une vivacité de reparties qui embarrassèrent quelquefois leurs adversairés. Quelques-uns des détails de cette lutte acharnée sont encore présents à tous les souvenirs, mais ils appartiennent à l'histoire. Ainsi, au moment où M. Guizot, parlant des courtisans et cherchant à bien faire comprendre l'allusion, citait une phrase célèbre de Tacite : « Omnia serviliter pro dominatione, sur un mot dit à voix basse par Royer Collard, le comte Molé, se levant brusquement, lança cette réponse à son rude adversaire : « Ce n'est pas des courtisans que Tacite a dit cela, mais des ambitieux!» M. de Lamartine prêta au cabinet menacé l'appui de sa brillante parole. C'était surtout en haine de la coalition qu'il agissait, du reste, et son concours fut plutôt l'appui d'un protecteur que celui d'un ami.

Enfin, après les plus orageux débats, un amendement ayant été proposé qui atténuait faiblement le sens agressif de l'adresse, les voix conservatrices s'y rallièrent au nombre de deux cent vingt et une. Toutefois, une minorité de deux cent huit votants avait approuvé la première rédaction, et ce fait parut suffisamment grave au ministère pour qu'il proposât au roi de se retirer immédiatement. Louis-Philippe n'accepta pas cette démission col

lective. L'ensemble avec lequel une majorité conservatrice, faible il est vrai, mais compacte, avait modifié l'adresse dans ce qu'elle renfermait de plus acerbe lui faisait croire qu'après tout le pays était avec le cabinet en complète communion d'idées. D'un autre côté, M. Molé comprenait à merveille qu'il n'était pas possible d'aller plus loin avec l'appui des treize voix que cette majorité avait données plus encore au gouvernement en général qu'au ministère en particulier. Il déclara qu'il ne garderait son portefeuille qu'autant qu'on se résoudrait à faire un appel au corps électoral, et un mémoire rédigé dans ce sens fut lu en conseil des ministres. Il pouvait se résumer ainsi : « A examiner de près la coalition, on voit qu'elle se compose d'éléments hétérogènes, gauche extrême, gauche modérée, légitimistes, centre gauche et une fraction doctrinaire; il est permis d'espérer, en démontrant au pays tout ce qu'a d'incorrect une telle alliance, qu'on obtiendra une majorité meilleure. » Le roi céda à ces observations. Une ordonnance royale parut au Moniteur le 2 février 1839; elle déclarait la Chambre des Députés dissoute, convoquait les colléges électoraux pour le 2 mars suivant, et les Chambres pour le 26 du même mois. Une note officielle accompagnait cette ordonnance; elle était conçue en ces termes laconiques: « Le roi n'ayant pas accepté la démission

des ministres, tous ont repris leur portefeuille. »

Les calculs de Louis-Philippe furent trompés. Le pays, livré à la fièvre électorale, tiraillé par les deux partis, donna raison à la coalition contre le ministère; ce dernier avait pourtant usé largement des ressources que lui offrait la possession du pouvoir. Il avait même employé l'arme de la destitution pour intimider les fonctionnaires accusés de faire de l'opposition, témoin M. Persil révoqué de sa lucrative présidence du conseil des monnaies. Ses sévérités mêmes tournèrent contre lui. La coalition obtint, en définitive, deux cent cinquante-quatre adhérents, tandis que la phalange ministérielle était réduite à deux cent quatre voix. Dès que le résultat fut connu, le 8 mars 1839, le comte Molé réunit ses collègues, et tous se rendirent aux Tuileries, où ils déposèrent leurs démissions entre les mains du roi.

Les adversaires du régime constitutionnel, qui attribuent aux vices de ce système gouvernemental la chute de la monarchie de 1830, peuvent assurément trouver un argument de plus dans cet épisode parlementaire de la coalition. Rien de si politiquement immoral, sans aucun doute, que l'alliance hybride de toutes ces fractions si diverses de l'assemblée élective dans le but unique de renverser un ministère afin de se mettre à sa place. Que penser de ces hommes, fort honnêtes dans la

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vie privée, parfaitement loyaux dans toutes les transactions qu'elle produit, dont la plupart étaient au fond complétement dévoués à la cause de l'ordre, et qui ne craignirent pas, dans un misérable calcul d'ambition, avec l'unique pensée de jouer aux portefeuilles, de jeter le pays dans une longue et dangereuse perturbation; qui sait même? de provoquer une de ces révolutions soudaines rêvées par les factions énergiquement hostiles et toujours à l'affût des complications de ce genre? Faut-il croire que le sens moral fut amoindri chez ces hommes si distingués, pour le plus grand nombre, par la pratique de la vie parlementaire? Mais alors il faudrait avouer aussi que le parlementarisme fausse déplorablement les meilleurs esprits, détourne de la ligne droite les plus honnêtes talents. M. Guizot et M. Thiers renversant en 1839, au nom de la coalition, le ministère Molé; M. Thiers et M. Barrot renversant en 1848, au nom de la réforme, le ministère Guizot, voilà deux situations dont les analogies ne sont que trop évidentes pour l'observateur impartial, et on peut dire que la condamnation du régime parlementaire, du moins tel qu'il a toujours été appliqué en France, se trouve dans ces tristes et inévitables rapproche

ments.

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