Images de page
PDF
ePub

on s'engageait. Le 12, les colonnes se mirent en marche.

Elles ne rencontrèrent d'abord aucun ennemi, aucun obstacle. Sur leur route elles passaient au milieu de nombreux troupeaux de moutons, de chèvres, de bœufs, et les Arabes laboureurs occupés aux travaux des champs accouraient pour les voir sans manifester de sentiments hostiles. Les défilés furent heureusement franchis ainsi que des torrents grossis par de récents orages. Mais ces favorables débuts furent bientôt suivis d'incidents fâcheux une pluie glaciale mêlée de neige commença, vers la fin du troisième jour de marche, à tomber avec une déplorable persévérance. La nuit fut mortelle pour un grand nombre de soldats. Beaucoup également eurent des membres gelés. Chaque journée de cette pénible marche amoindrissait l'effectif des combattants dans une proportion considérable. Le 20, l'armée n'était plus qu'à trois lieues de Constantine et pouvait déjà entrevoir à l'horizon la silhouette blanche de cette ville. Le 21, après avoir franchi deux torrents en ayant de l'eau jusqu'à la ceinture, nos colonnes arrivèrent enfin sur le plateau de Mansourah et prirent position à cent vingt toises de la place. En ce moment un coup de canon se fit entendre; le drapeau rouge fut hissé sur les murailles de Constantine, et les dernières illusions du maréchal durent

s'évanouir en présence de ces démonstrations belliqueuses.

Constantine se présentait perchée sur son rocher comme un château enchanté des vieux contes de chevalerie, et séparée du plateau où venaient de se développer les colonnes françaises par un profond ravin sur lequel un pont étroit, aboutissant à la porte de la ville toute bardée de fer, avait été jeté pour communiquer à ce plateau de Mansourah, d'où l'œil exercé du maréchal pouvait déjà entrevoir les immenses difficultés d'une entreprise trop peu réfléchie: il comprit qu'il fallait recourir à la force et, comme il l'a dit lui-même depuis, la force lui manquait de plus en plus. Non-seulement le temps affreux couvrait de neige les hommes et la terre, faisant disparaître dans les boues les charriots et les caissons de l'armée; non-seulement le thermomètre était descendu à quatre degrés audessous de zéro, mais encore il était évident que l'artillerie de campagne amenée par le maréchal était insuffisante pour détruire les redoutables obstacles opposés à l'ardente volonté du soldat. Ainsi ce n'était pas un siége régulier qu'il s'agissait d'entreprendre, c'était un coup de main qu'il fallait tenter.

Du côté sud, la ville était séparée des hauteurs de Koudiat - Aty par un mur d'enceinte peu fortifié que ces hauteurs commandaient absolument.

C'était là le point vulnérable, et le maréchal l'avait bien vu de suite. La brigade d'avant-garde, dirigée par le général de Rigny, fut donc chargée d'aborder ce côté de la place, tandis que l'effort principal serait dirigé vers la porte d'El-Kantara, située au delà du pont.

Accueillie par un feu très-vif aux approches de la ville, la brigade de Rigny se vit en outre attaquée en queue et en flanc par les Kabyles et la cavalerie d'Achmet Bey; elle repoussa brillamment ces adversaires, mais ne parvint pas à enfoncer la porte Bab-el-Oued. Le maréchal n'était pas plus heureux de son côté. Le 22 et le 23 il fit canonner énergiquement la porte d'El-Kantara sans que les boulets, d'un trop faible calibre, pussent d'abord faire brèche. Dans la soirée du 23 la porte fut enfin partiellement abattue; le maréchal voulut Ꭹ loger des sapeurs, et ensuite des compagnies de grenadiers. La tentative, vigoureusement condu.te ne réussit pas.

Dès lors toute hésitation était interdite, et le seul parti raisonnable était de se retirer. Les munitions et les vivres manquaient à la fois. On avait emporté pour quinze jours de subsistances, et plus de la moitié des chariots qui les renfermaient, enterrée dans les boues de Mansourah, venait d'être abandonnée et pillée par les soldats démoralisés.

Le 24 novembre, vers huit heures du matin,

le

maréchal donna le signal de la retraite ; elle commença assez régulièrement, mais bientôt une nuée de cavaliers arabes, se précipitant sur les colonnes en marche, porta dans leurs rangs la terreur et le désordre. On s'était aperçu que quelques postes avaient été oubliés sur le plateau de Koudiat-Ati; le commandant Changarnier, du 2 léger, revint bravement sur ses pas pour les dégager avec son bataillon, qui se trouva de la sorte former l'extrême arrière-garde de l'armée. Bientôt attaqué avec un acharnement inouï par les Arabes, dont les cris et le fantastique costume produisaient sur le soldat une invincible intimidation, il voit enfoncer et sabrer sa ligne de tirailleurs. Le moment est critique; Changarnier comprend qu'il sert de digue au torrent, et que si les Arabes lui passent sur le corps, l'armée tout entière est compromise. Il s'arrête, forme son bataillon en carré, et adresse aux soldats ces paroles d'une énergie vraiment antique: « Allons, mes amis, regardons ces gens-là en face; ils sont six mille et vous êtes trois cents, vous voyez bien que la partie est égale. » Le bataillon électrisé attend les cavaliers ennemis à portée de pistolet, et les reçoit par une meurtrière décharge qui les renverse ou les met en fuite.

La veille de cette terrible journée, le commandant Changarnier était un inconnu pour son pays. Le lendemain, la France reconnaissait en cet

intrépide officier un homme du plus brillant avenir, et voici les termes mêmes employés par le maréchal Clausel pour raconter ce beau fait d'armes : << Dans un moment si grave et si difficile, M. le commandant Changarnier s'est couvert de gloire et s'est attiré les regards et l'estime de toute l'armée. Presque entouré par les Arabes, chargé vigoureusement et perdant beaucoup de monde, il sut inspirer une telle confiance, qu'au moment où il était si vivement assailli, il fit pousser à sa troupe deux cris de « Vive la France! » et les Arabes intimidés, ayant fait demi-tour à vingt pas du bataillon, un feu de deux rangs à bout portant couvrit d'hommes et de chevaux trois des faces du carré. »

Il y a d'inexorables fatalités : pourquoi dans la vie de cet homme de guerre la politique est - elle venue toucher à la gloire?

1

Grâce à lui et aux efforts du 63me de ligne, énergiquement secondé par les chasseurs d'Afrique, la retraite ne devint pas une déroute. Mais l'échec éprouvé n'en devait pas moins avoir un douloureux retentissement en France, et les récriminations se produisirent : le maréchal accusa le général de Rigny d'avoir montré de la faiblesse et fait entendre des propos imprudents dans la journée du 25 novembre. Le général ayant demandé à passer devant un conseil de guerre, ce conseil

« PrécédentContinuer »