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CARON.

Je vais vous le dire, il faut monter nus et laisser sur la rive ces fardeaux inutiles; à peine la barque vous pourra-t-elle recevoir en cet état. Toi, Mercure, aie soin de n'admettre personne qui ne soit entièrement nu et débarrassé, comme je l'ai dit, de son bagage, même le plus léger. Debout, au pied de l'échelle, examine-les bien et tiens la main à ce que les choses se passent régulièrement.

MERCURE.

Tu as raison, et nous allons suivre cette marche. Quel est celui qui se présente le premier ?

PROUDHON.

Je suis Proudhon. Tiens, Mercure, voici mes livres et mes articles de journaux; voici la chevelure du citoyen Félix Pyat, que je lui arrachai un jour, dans un des couloirs de l'Assemblée constituante, à la suite d'une discussion un peu vive. Voici ma besace et mon bâton de houx, dont les épaules du citoyen Louis Blanc portent encore la marque. Tu peux jeter tout cela dans le lac. Pour ma Banque du peuple, je ne l'ai point apportée, et j'ai bien fait.

MERCURE.

Monte, Proudhon, et prends la première place, en haut, à côté du pilote, pour avoir l'œil sur les

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autres. Et afin que tu puisses mieux surveiller ce troupeau, servum pecus, comme dit mon ami Horace, - je t'autorise à garder tes lunettes. Quel est ce gros homme qui s'avance vers nous d'un air important et qui semble ruminer quelque chose de profond?

PROUDHON.

Tu ne te trompes pas, Mercure, c'est bien un ruminant c'est Le Boeuf.

LE BEUF.

Major général de l'armée du Rhin. Voici mon portefeuille de ministre de la guerre et mon bâton de maréchal de France.

PROUDHON.

Ah! Mercure, si j'avais encore mon bâton de houx, quelle volée de bois vert je donnerais à cet homme, qui ose parler de son bâton de maréchal!

MERCURE.

Son bâton va aller rejoindre le tien au plus profond du lac, et aussi ses épaulettes d'or et son habit brodé, et son grand ruban de la Légion d'honneur avec sa grande croix. (Au maréchal Le Bœuf.) Allons, dépêchons. Il te reste encore tes bottes molles et tes bas de soie : ôte-les sur le champ. C'est bien, et pour le coup te voilà prét, cing fois prét (1). Monte donc dans la barque,

(1) Déclaration du maréchal Le Bœuf au Sénat.

et souviens-toi, lorsque tu seras sur l'autre rive, de ne jamais t'approcher du groupe où Soult et Masséna, Macdonald et Davoust, Lannes et Gouvion Saint-Cyr devisent entre eux des choses de la guerre, car si tu t'avisais de les vouloir fréquenter, tu pourrais bien recevoir, mon pauvre Le Bœuf, le coup de pied de Lannes. Si tu m'en crois, tu prendras tes quartiers dans cette prairie dont parle quelque part Sénèque, et où chaque animal trouve ce qui lui est propre: Canis leporem, Ciconia lacertam, Bos herbam. Mais qui va là ?

MARGUERITE BELLANGER.

Margueite Bellanger, comtesse de Montretout.

CARON.

Morguienne! cette Marguerite-là est tout à fait jolie, et il ne me déplairait pas de lui conter fleurette!

MERCURE.

Mon pauvre Caron, la saison d'effeuiller les marguerites est passée pour toi comme pour moi. Ne crains-tu pas que cette belle fille ne réponde à tes soupirs par ce couplet de Béranger, le poëte favori de son seigneur et maître :

Je n' suis qu'un' bouqu'tière et je n'ai rien,
Mais d' vos soupirs je m' lasse,

Monsieur l' croqu'-mort, car il faut bien
Vous dir' vot' nom-z-en face.

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MERCURE, à Marguerite Bellanger.

Allons, ma toute belle, qu'attends-tu? Jette à l'eau ta rivière de diamants! Jette ta ceinture dorée, avec sa devise parlante: Margaritas ante porcos. Donne-moi les lettres que t'a écrites l'empereur Napoléon, ton cher seigneur ('); je les ferai lire à Jupiter; ça l'amusera.

(Il prend un paquet de lettres, entouré d'une faveur rose, que lui remet Marguerite Bellanger et qu'il serre dans la coiffe de son pétase.)

Laisse-là ta beauté, tes lèvres roses et tes yeux bleus, ta chevelure rousse et tes noirs sourcils, l'incarnat de tes joues et toute ta peau. A la bonne heure! te voilà leste! monte à présent. Et celuici, avec son air bravache, son diadème et son sceptre? Qui es-tu ?

GUILLAUME.

Guillaume, empereur d'Allemagne.

MERCURE.

Et pourquoi, Guillaume, tout cet attirail?

GUILLAUME.

Comment! fallait-il donc, Mercure, qu'un empereur vînt ici tout nu?

(1) Voyez dans les Papiers et Correspondance de la famille impériale, 1, pages 56 et suiv., les lettres de Me Marguerite Bellanger.

MERCURE.

Un empereur, non, mais un mort! Dépose-moi tout cela.

GUILLAUME.

Hé bien ! voilà par terre les cinq milliards que j'ai pris à la France.

MERCURE.

Jette aussi par terre ton orgueil, Guillaume, ton dédain de la justice et ton mépris de l'humanité : ils chargeraient trop la barque, s'ils y montaient avec toi.

GUILLAUME.

Mais laisse-moi au moins mon sceptre et ma couronne !

MERCURE.

Non pas; il faut les abandonner aussi.

GUILLAUME.

Et maintenant ? tu le vois j'ai tout quitté.

MERCURE.

Et ta cruauté, et ton insolence, et l'hypocrisie béate qui te dictait, le soir des plus sanglantes batailles, au lendemain des bombardements les plus impitoyables, ces invocations bouffonnes à la miséricorde et à la paix, et ton caporalisme, et ton ivrognerię, défais-toi encore de tout cela.

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