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LE PRINCE DE HOHENZOLLERN.

Mercure, laisse-moi passer; tu le vois, je suis nu; je n'ai absolument rien gardé, pas même mon beau fourneau de porcelaine : j'ai cassé ma pipe.

MERCURE.

C'est à merveille, mon ami; mais que faisonsnous de ces chairs opulentes? Quitte-les vite.

LE PRINCE DE HOHENZOLLERN.

C'est fait, et je ne pèse pas plus que les autres morts.

MERCURE.

Monte donc, et n'oublie pas, une fois aux Champs-Elysées, de te faire présenter à la belle Hélène. Vous rapprocherez l'un de l'autre vos deux siéges, vous comparerez ensemble Agamemnon et Guillaume, Ulysse et Bismark, Thersite et Blanqui, le brave Trochu et le pieux Enée, pius Eneas. Ah! ah! que veux-tu, toi qui caches, sous une couronne de lauriers verts, ton front jauni par l'âge? Pourquoi portes-tu cette couronne ?

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LE COMTE DE MOLTKE

J'ai battu la France et l'Autriche, et ma patrie reconnaissante m'a donné cette récompense. Je suis le comte de Moltke. J'ai défait l'Autriche en six semaines et la France en six mois. Dans cette dernière campagne, mes troupes ont livré, en 180

jours, 150 engagements victorieux et gagné 16 grandes batailles. Elles ont pris 120 drapeaux, 7,000 canons, 26 forteresses, 500,000 soldats, 12,000 officiers, 300 généraux, 4 maréchaux, sans parler d'un empereur.

MERCURE.

Le fait est qu'il vaut mieux n'en parler point.

LE COMTE DE MOLTKE.

J'ai ajouté à mon pays un royaume, six duchés et trois provinces.

MERCURE.

Ce sont là, certes, de brillants états de service, mais qui, j'en ai peur, ne te seront pas ici d'un grand secours. Te voilà vaincu à ton tour; arrache ta couronne et rends-moi ton épée: la paix règne aux Enfers et les armes y sont inutiles. Mais qui est cet autre, avec son grand sabre, son feutre gris et sa chemise rouge?

PROUDHON.

C'est un général, Mercure, ou plutôt un charlatan. Mets-le à nu, et tu verras, cachées sous cette chemise rouge, bien des choses risibles. C'est Garibaldi.

MERCURE.

Allons, quitte d'abord ce grotesque accoutrement, et puis après tout le reste. Par Jupiter! qu'il a

donc sur lui de forfanterie! Que d'ignorance, de sotte vanité, de blasphèmes misérables! Laisse-là aussi ta fausse bonhomie, tes bulletins menteurs et tes lettres ridicules! Si tu montais dans la barque avec tout ce bagage, elle coulerait aussitôt ; ce ne serait pas trop d'un vaisseau de cinquante rameurs pour le recevoir.

GARIBALDI.

Je vais m'en défaire, puisque tu le veux.

PROUDHON.

Fais-lui donc ôter aussi, Mercure, ce fil qui sort de dessous son manteau et traîne derrière ses talons.

MERCURE.

Je ne l'avais pas vu. (A Garibaldi.) Ote moi cela.

PROUDHON.

C'est le fil dont se servait le comte de Cavour pour mettre cette marionnette en mouvement et lui faire jouer un rôle dans la comédie dont il était l'auteur. L'habile impresario tirait la ficelle et Polichinelle battait le Barigel. Mais depuis que Cavour est mort, le pauvre Polichinelle n'a plus su que se faire battre par le commissaire.

MERCURE, pendant que Garibaldi gravit les degrés de l'échelle.

Adieu, seigneur; adieu, seigneur Polichinelle.

PROUDHON. (Il essuie ses lunettes, les remet, et montrant du doigt un nouvel arrivant.)

Mercure, je te présente le citoyen Littré.

CARON.

Mais ce n'est pas un homme, c'est...

PROUDHON.

Il va vous dire lui-même ce qu'il est.

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Ah! très-bien! (Bas, après avoir attentivement regardé M. Littré.) Il pourrait bien avoir raison.

LITTRÉ, reprenant.

<< Un animal mammifère, de l'ordre des primates, famille des bimanes, caractérisé taxinomiquement par une peau à duvets ou à poils rares ('). »

C'est bien cela!

CARON.

(1) Dictionnaire des Sciences médicales, par MM. Littré et Charles Robin, art. Homme.

PROUDHON, à Littré.

Où as-tu pris ce bel babit décoré de palmes vertes? Tu n'étais cependant pas académicien. Je me souviens qu'en 1863 l'Académie française te repoussa avec éclat.

LITTRÉ.

Il est vrai; mais, en 1871, elle a fait amende honorable et m'a reçu dans son sein, encore bien que je n'eusse pas posé ma candidature.

PROUDHON.

J'ai peine à le croire, malgré ton affirmation. Dis-moi, te figures-tu Proudhon académicien? Non, n'est-ce pas ? Et pourtant je ne suis jamais allé aussi loin que toi dans mes attaques contre tout le vieil ordre social. Tes écrits, comme les miens, enseignent que l'idée de Dieu, « l'idée d'un être théologique quelconque est une hypothèse désormais inutile ('); » que l'immortalité de l'âme doit, comme l'existence de Dieu, être reléguée au rang des fables, « qu'il faut, en effet, réserver le nom d'âme à l'ensemble des facultés du système nerveux central, en sa totalité; que la pensée est inhérente à la substance cérébrale tant que celleci se nourrit, comme la contractibilité aux muscles, l'élasticité aux cartilages et aux ligaments jaunes; que le mot d'âme exprime, considéré

α

(1) Conservation, Révolution, Positivisme, par M. Littré, p. 298.

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