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XI

L'ACADÉMIE AUX ENFERS

I

RÉCEPTION DE M. JULES FAVRE.

M. Victor Cousin, M. Jules Favre, Pierre Corneille, le chancelier Séguier, M. Villemain, La Fontaine, M. Viennet, M. Pingard, la Comtesse, la Marquise, la Baronne, MM. Dupin, Ollivier et Legouvé. Académiciens anciens et modernes.

Le théâtre représente une grande salle entourée de tribunes. Au fond, sur une estrade, une table couverte d'un tapis de drap noir, et trois fauteuils recouverts en velours rouge. Bien que l'on soit en été, du feu dans la cheminée.

SCÈNE PREMIÈRE

M. PINGARD, LA COMTESSE LA MARQUISE, LA BARONNE.

M. PINGARD.

Allons, mesdames, encore un peu de patience. Nous entrerons en séance dans une petite demi

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heure. (Se caressant le menton.) C'est vraiment une heureuse idée que nous avons eue, de nous réunir ici-bas, comme nous le faisions là-haut.

LA COMTESSE, à la baronne, sa voisine, à demi-voix. Ce brave Pingard! il écrirait volontiers sur son chapeau :

C'est moi qui suis Pingard, berger de ce troupeau!

De son vivant, il avait fini par se persuader qu'il était de l'Académie, et par croire que c'était arrivé. Maintenant que le voilà mort, on ne lui ôterait pas de la tête qu'il est un immortel. Après cela, il a bien autant d'esprit que monsieur.....

LA BARONNE, posant un doigt sur sa bouche.
Chut!

M. PINGARD.

Attendez-vous, mesdames, à de l'imprévu. C'est aujourd'hui notre première séance publique, et elle ne ressemblera en aucune façon à celles du palais Mazarin. A Paris, chaque Académicien prononçait l'éloge de son prédécesseur. Ici, c'est le monde renversé, et chaque Académicien prononcera l'éloge de son successeur.

LA COMTESSE.

Pardon, je ne saisis pas très-bien.

M. PINGARD.

Je prends un exemple pour mieux me faire entendre. Lorsque nous avons perdu, il y a quatre

ans, M. Victor Cousin, nous avons choisi, pour le remplacer, M. Jules Favre, qui est venu prendre séance le 23 avril 1868.

LA MARQUISE.

Je me le rappelle parfaitement; j'y étais.

M. PINGARD, s'inclinant.

Ah! c'est vous, madame la marquise!... Vous 'étiez une de nos fidèles.

LA MARQUISE.

Et je compte sur vous, mon cher monsieur Pingard, pour avoir toujours de bonnes places. J'espère bien ne pas manquer une seule de vos nouvelles séances. Retrouver ici l'Académie française, cela va changer pour moi l'enfer en paradis. Mais j'ai interrompu votre intéressante explication; continuez, je vous en prie.

M. PINGARD.

Je vous disais, mesdames, que M. Jules Favre, successeur de M. Cousin, avait fait l'éloge de ce dernier, dans la séance du 23 avril 1868. Eh bien! aujourd'hui, M. Jules Favre étant mort, c'est M. Victor Cousin qui va le recevoir, et qui, durant une demi-heure.....

LA MARQUISE.

Que dites-vous là? Une demi-heure?

M. PINGARD.

Oui, madame. Au palais Mazarin, les discours ne duraient jamais moins de deux heures. Ici, défense expresse de parler pendant plus de trente ou quarante minutes.

LA MARQUISE, avec désespoir.

Les séances ne dureront donc plus qu'une heure au lieu de quatre?

M. PINGARD.

Hélas! oui, madame la marquise, une heure à peine! Autre différence : les discours du récipiendaire et celui du président n'étaient que miel et que sucre; le défunt était toujours un grand écrivain ou un grand orateur, à moins qu'il ne fût les deux à la fois; ses vertus égalaient ses talents, et assurément on ne l'aurait pu remplacer, si le récipiendaire ne se fût trouvé là, tout à point, avec ses rares vertus et ses talents plus rares encore. Nous avons changé tout cela. Si la réputation du défunt était usurpée, son successeur, - je me trompe, son prédécesseur le dira sans ménagement; il dira ses défauts et ses vices, ses fautes et ses ridicules. Il mettra, dans la coupe académique, un léger filet de vinaigre.

LA MARQUISE.

Ah! par exemple, voilà une réforme qui a toute mon approbation.

M. PINGARD.

Comme conséquence naturelle de cette réforme, il a été décidé que l'on bannirait avec soin de nos séances les phrases à effet, les recherches de mots, les mouvements d'éloquence et les tirades. Ainsi, ne vous étonnez pas, dans quelques instants, si le discours de M. Victor Cousin est dénué de chaleur et d'éclat, s'il est simple et nu.

LA BARONNE, bas.

Nu comme le discours d'un Académicien.

LA MARQUISE.

Mais, savez-vous bien, monsieur Pingard, que ce n'est point seulement une réforme que vous nous annoncez là; c'est une révolution.

M. PINGARD.

Oui, madame la marquise; mais une révolution. singulière et qui ne ressemble guère à toutes celles que nous avons vues là-haut. Elle proscrit les mots et bannit la déclamation; elle rend à la vérité ses droits, leur rang aux honnêtes gens, et remet à leur place les méchants et les sots.

LA COMTESSE, à la baronne.

Je tremble pour...

LA BARONNE, posant un doigt sur sa bouche.

Chut! (Mettant son lorgnon.) Monsieur Pingard, que veut dire ceci? Je vois dans l'hémicycle plus de quarante fauteuils, beaucoup plus...

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