Images de page
PDF
ePub

de vieilles connaissances; nous sommes entrés au Palais-Bourbon le même jour, vous comme député de Loudéac, moi comme huissier de la Chambre. C'était le 25 juillet 1831. Bien des révolutions ont eu lieu depuis ce jour-là; mais, grâce à Dieu, elles ne nous ont renversés ni l'un ni l'autre. Je suis toujours huissier, et vous toujours député, d'après ce que je vois.

(M. Glais-Bizoin garde le silence.)

L'HUISSIER, poursuivant.

Je me rappelle qu'en 1848 vous aviez été envoyé à l'Assemblée constituante par le département des Côtes-du-Nord, avec une majorité superbe. Vous aviez obtenu, si mes souvenirs sont fidèles, plus de 90,000 voix.

92,308 !

M. GLAIS-BIZOIN, avec un soupir.

L'HUISSIER.

Aujourd'hui que vous êtes membre du gouvernement, je suis sûr que les électeurs des Côtes-du-Nord vous auront donné au moins 100,000 voix. C'est d'ailleurs un de nos meilleurs départements, à la fois libéral et conservateur, et qui s'est toujours signalé par l'excellence de ses choix. Excusez-moi, monsieur Glais-Bizoin, si ce que je dis là offense votre modestie, mais la vérité avant tout.

(M. Glais-Bizoin continue à garder le silence.)

L'HUISSIER.

Lorsque nous connaîtrons le résultat des votes

du département de la Seine, nous apprendrons, sans aucun doute, que la Capitale vous a choisi pour un de ses représentants, comme elle l'avait déjà fait en 1869. Vous allez avoir à opter entre les électeurs de votre pays natal et les électeurs de Paris. Je comprends votre embarras, monsieur Glais-Bizoin, votre hésitation et vos perplexités. C'est là, peutêtre, ce qui cause, en ce moment, la préoccupation où je vous vois. Mais, pardon, je sens que je suis indiscret...

M. GLAIS-BIZOIN, à part.

J'enrage... Je sais depuis ce matin, et ce faquin saura dans une heure, s'il ne le sait déjà, que je n'ai pas été réélu. Faute de quatre-vingt-dix-neuf mille voix, j'ai perdu mon siége.

L'HUISSIER, à part.

C'est drôle tout de même; il ne répond même plus, lui qui autrefois aimait tant à interrompre et qui jouait les Boissy avec tant de succès au Corps législatif.

(Depuis le commencement de la scène, plusieurs représentants sont entrés dans la salle.)

L'HUISSIER.

Tiens! tiens! voilà M. Léon de Malleville ! Il n'a presque pas vieilli depuis quarante ans bientôt que je le connais. Il était le plus jeune de cette fameuse promotion de 1834, à laquelle appartiennent

également M. Saint-Marc Girardin, M. Roger (du Nord), M. Dufaure et M. Vitet, qui causent, en ce moment, avec lui. M. Corne, qui leur fait un signe de tête en passant, est de 1837. Voici M. Rivet et M. de Larcy; ceux-là sont de 1839. Ce gros, là-bas, n'est-ce pas M. de Peyramont? Oui, c'est bien lui. Vous rappelez-vous, monsieur Glais-Bizoin, ce que Timon en a dit : « C'est un orateur de longue cause, sans méthode, mais non pas sans chaleur, et qui serait éloquent, s'il prenait de bons ciseaux, bien affilés, bien coupants, et s'il rognait les trois quarts de son discours et la moitié du reste. »

M. GLAIS-BIZOIN, à part.

La peste soit du maraud et de ses citations!

L'HUISSIER.

Pauvre Timon! S'il revenait au monde, il pourrait se croire ici dans son atelier. Ce nouvel arrivant n'est-il pas justement le comte Jaubert, qui posait devant lui, dès 1836, et dont il a tracé une si piquante esquisse : « Jaubert a la parole alerte et réveillée, et il ne se le fait pas dire à deux fois pour monter à la tribune et pour taper sur ses adversaires...» Vous savez le reste. - Voilà M. Thiers qui fait son entrée. On dit qu'il a été nommé dans vingt-sept départements. C'est trop pour un homme seul. Il y en a tant qui se contenteraient d'être élus une seule petite fois! N'est-ce pas, monsieur Glais-Bizoin? (L’huissier rit.)

M. GLAIS-BIZOIN, avec un rire forcé.

Oui, certes, mon ami. (A part.) Je ne sais qui me retient de lui casser sa baguette sur les épaules!

L'HUISSIER.

Autour de M. Thiers voltige un escadron d'anciens députés, M. de Corcelles, M. Mathieu de la Redorte, M. de Lasteyrie, M. Buffet, M. Baze, M. Daru... Tous réélus !

Réélus !

M. GLAIS-BIZOIN, rêveur.

L'HUISSIER.

Je vois plusieurs de ces messieurs qui s'avancent vers vous. Je vous laisse avec vos collègues, monsieur Glais-Bizoin, et me mets entièrement à votre service, si vous désirez venir, tout à l'heure, choisir votre place dans la salle des séances. (Il sort.)

SCÈNE II.

M. GLAIS-BIZOIN, M. DE TILLANCOURT, puis LE MARQUIS D'ANDELARRE, autres députés.

M. DE TILLANCOURT.

Ce cher Glais-Bizoin! Que j'ai de plaisir à vous revoir Comment vous portez-vous, mon ami?

M. GLAIS-BIZOIN,

Comme on peut se porter, lorsque les électeurs ne veulent plus de vous.

M. DE TILLANCOURT.

Allons, allons, mon honorable ami; c'est dur, très-dur; mais enfin ce n'est qu'un moment à passer. Et puis, vous n'êtes pas de ceux qui ont besoin d'être députés pour être quelque chose. Vous n'êtes pas seulement un orateur, vous êtes un écrivain. Vous êtes un auteur, et un auteur comique.

M. GLAIS-BIZOIN, d'un air modeste.

Tillancourt, votre affection pour moi vous rend trop indulgent.

M. DE TILLANCOURT.

Pas du tout, et je ne suis ici que l'écho de tous les gens de goût. Oui, je le répète, vous êtes un auteur comique, et si la Chambre vous fait défaut, l'Académie vous reste. Elle sera heureuse d'appeler l'auteur d'Un cas pendable et du Vrai Courage à l'un des fauteuils auxquels elle a en ce moment à pourvoir. Saint-Marc Girardin, avec lequel j'ai voyagé cette nuit, me disait, en prenant sa tasse de chocolat, au buffet de Poitiers: « Pourquoi Glais-Bizoin ne se présente-t-il pas pour remplacer Villemain ou Mérimée? »>

M. GLAIS-BIZOIN, vivement.

Il vous a dit cela, Tillancourt? il vous a dit cela?

« PrécédentContinuer »