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Mais voyons si le ministre de la justice a été à la hauteur du ministre de la guerre. L'heure s'avance; dites-moi en deux mots...

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J'ai destitué, destitué, destitué. J'ai destitué des procureurs généraux, j'ai destitué des substituts, j'ai destitué des juges de paix.

ROCHEFORT, faisant la moue.

C'est peu de chose.

Me CRÉMIEUX.

J'ai rendu un décret brisant l'inamovibilité des juges ('); j'ai cassé des premiers présidents.

C'est mieux.

ROCHEFORT.

Me CRÉMIEUX.

J'ai signé l'ordre de mettre en liberté Berezowski, condamné pour avoir attenté à la vie de l'empereur Alexandre.

ROCHEFORT.

Voilà qui est tout à fait bien, et je ne manquerai pas de louer comme il convient cette excellente

(1) Décret du 20 janvier 1871, signé Ad. Crémieux, L. Gambetta, amiral Fourichon, Glais-Bizoin.

mesure dans mon nouveau journal, le Mot d'ordre, que j'avais justement l'intention d'appeler le Régicide. Pourquoi n'ai-je pas su cela plus tôt ? Je vous aurais mis sur ma liste de candidats et vous auriez été nommé à Paris. Vous avez du moins, je me plais à le croire, été élu en province ?

Me CRÉMIEUX.

Hélas! non. Après avoir gouverné à Paris, à Tours et à Bordeaux, je n'ai pu être élu ni à Bordeaux, ni à Tours, ni à Paris. Les électeurs de l'Algérie, sur lesquels je comptais, m'ont traité de Turc à Maure. (Avec mélancolie.) Glais-Bizoin et moi, après avoir tout sacrifié à la République, nous avons été trahis par elle, et pourtant, en dépit de ses infidélités, nous l'aimons encore, nous l'aimerons toujours : elle est si belle !

ROCHEFORT, attendri.

Crémieux, vous êtes beau comme l'antique! Oui, vous me rappelez, en ce moment, Glais-Bizoin et vous, ces nobles vieillards dont parle, au début de l'un de ses sonnets, le poëte Ronsard :

Il ne faut s'esbahir, disaient les bons vieillards,
Devant le mur troyen voyant passer Hélène,
Si pour telle beauté nous souffrons tant de peine;
Notre mal ne vaut pas un seul de ses regards.

(Une heure sonne à la pendule de la Chambre.) Déjà une heure! Je vais manquer mon entrée. Au

revoir, mon bon. (Il sort en sifflottant un air de la Belle-Hélène.)

(Me Crémieux ouvre la fenêtre et le suit des yeux jusqu'au détour de la rue, qui est envahie tout à coup par un essaim de marchands de journaux.)

PREMIER MARCHAND.

Voilà ce qui vient de paraître ! La liste complète de tous les députés à l'Assemblée nationale! Pour deux sous!

DEUXIÈME MARCHAND.

Un sou, la liste de tous les députés avec leurs adresses! Un sou!

Me CRÉMIEUX.

Quel supplice! Comprend-on que le gouvernement permette à tous ces braillards de troubler ainsi le repos des citoyens paisibles!

(Il ferme brusquement la fenêtre - La porte s'ouvre. Entre M. Glais-Bizoin. Sans échanger une parole, ils tombent dans les bras l'un de l'autre et mêlent leurs larmes. - Tableau.)

MERCURE ET GAMBETTA

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