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Ecoute, j'ai du vin, mon hardi compagnon,

Vidons un broc ou deux.

- Je veux bien, dit Simon.

Et maintenant buvons, car l'affaire était chaude. »>
Ils burent du Limoux, département de l'Aude (1).

CARON.

Ne crains-tu pas qu'un homme aussi redoutable, qui a tenu tête à Jules Simon, ne mette le trouble dans le royaume de Pluton et ne menace son autorité? Aussi bien, je crois m'apercevoir qu'il est borgne, et, dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois.

MERCURE.

Je te le livre tel qu'il est. S'il fait autant de fracas aux Enfers qu'il en a fait toute sa vie sur la terre, ce sera chez vous un beau vacarme! Mais demande-lui un peu comment il fera. O Gambetta, dis à Caron comment tu prétends faire ici-bas.

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GAMBETTA.

Moi, je prétends y passer mes jours le plus doucement du monde, à la façon antique, entre Epicure et Anacréon. Pluton peut dormir en paix: Jupiter me garde de conspirer contre lui! Pour Proserpine, je lui dirai des nouvelles de la Sicile qu'elle a tant aimée, je peux lui en donner de toutes fraîches, que je tiens de mon illustre ami

() Voyez, dans la Légende des Siècles, le Mariage de Roland..

Garibaldi. Je lui parlerai des Nymphes avec lesquelles elle cueillait des fleurs quand Pluton la vint enlever. Je lui raconterai aussi toutes mes aventures, et il y aura bien du malheur si je ne parviens à lui plaire.

MERCURE.

Je ne m'étonnerais point qu'il y réussît, car jamais mortel n'a eu plus de talents à sa disposition. A la Bourse de Bordeaux, dans un groupe où je me trouvais, on ne parlait de rien moins que des cinq cent mille talents de Gambetta.

CARON.

Cinq cent mille talents? C'est beaucoup pour un homme seul. Cet Emile Ollivier, que j'ai passé l'autre jour, et qui nous énumérait les siens avec tant de complaisance, ne se vantait pas d'en posséder la dixième partie !

MERCURE.

Eh! mon ami, je ne parle point ici des talents de l'orateur ni de ceux de l'homme d'Etat. Je parle d'or en ce moment. Au lieu de talents, mettons des drachmes, si tu l'aimes mieux : il en a dépensé, en moins de quatre mois, plus de deux milliards (1).

CARON.

Deux milliards! Plus de deux milliards de drach

(1) La drachme valait 95 centimes environ; le talent valait 5,000 drachmes.

mes! Monsieur Gambetta, donnez-vous donc la peine d'entrer dans ma barque.

GAMBETTA.

Excusez-moi; mais de ces deux milliards, il ne me reste rien, pas même l'obole nécessaire pour payer mon passage.

CARON.

C'est égal, entrez tout de même. Mercure, je crois que nous nous trompions sur son compte. Il m'a tout l'air d'un honnête garçon, bien revenu des choses de ce monde, — je veux dire de l'autre monde, dépouillé maintenant de toute ambition, et qui ne saurait porter ombrage à notre roi Pluton.

MERCURE.

Caron, seras-tu donc toujours le même ? Te laisseras-tu éternellement prendre aux belles paroles des Ombres qui traversent le Styx? A quoi te sert ton expérience de vieux nocher? En es-tu donc encore à apprendre que celui qui a gouverné sans contrôle, ne fût-ce qu'un hameau et ne fût-ce qu'une heure, celui-là ne renonce jamais à ressaisir le pouvoir? Que sera-ce de celui qui a, pendant plusieurs mois, gouverné des millions d'hommes ?

GAMBETTA.

J'ai exercé la dictature, il est vrai, mais c'était pour sauver mon pays envahi par les barbares !

MERCURE.

Les as-tu chassés, ces barbares? Et ton pays, l'as-tu sauvé? La dictature ne peut avoir qu'une excuse le succès. Cette excuse, oserais-tu l'invoquer?

GAMBETTA.

Je n'ai pas réussi, je le reconnais. Mais c'est la faute des généraux qui commandaient mes armées. C'est la faute à d'Aurelle, c'est la faute à Bourbaki.....

MERCURE.

Et à Trochu aussi, n'est-ce pas ?

GAMBETTA.

Sans doute. A Trochu surtout.

MERCURE.

Et cependant le général Trochu a remporté une des plus grandes victoires du siècle.

GAMBETTA.

Mercure, vous voulez rire.

MERCURE.

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Pas le moins du monde. Je vois encore l'effet produit à la Bourse de Phocée, de Marseille, si tu l'aimes mieux,- par la proclamation qui annonçait cette victoire et que l'on venait d'afficher au moment où j'entrais. « Citoyens, y était-il dit, c'est avec une indicible expression de joie que je me hâte de vous faire connaître les fortifiantes nouvelles qui

nous arrivent de Paris, apportées par le ballon parti le 12 octobre de la capitale.... Impatiente derrière ses remparts, la garde nationale a voulu marcher àl'ennemi. Voici le bulletin de la première victoire Sur toute la ceinture, les Prussiens ont été délogés des positions qu'ils occupaient depuis trois semaines; au nord, dans la direction de Saint-Denis, on les a refoulés au delà de Stains, de Pierrefitte, de Dugny; à l'est, on leur a repris Bobigny, Joinville-le-Pont, Créteil, le plateau d'Avron; au sud, on leur a enlevé le Bas-Meudon et SaintCloud, les refoulant sur Versailles. Ils savent à présent ce que vaut un peuple résolu, qui veut sauver son honneur et ses institutions. Je vous disais, il y a quelques jours: Paris est inexpugnable; le voilà devenu assaillant (). » Cela était signé Léon Gambetta. Une immense clameur s'éleva: Vive Trochu ! Vive Paris! En un clin d'œil, la Bourse, les édifices publics, les maisons particulières furent pavoisés, et le soir un cordon de feu embrasait la ville tout entière; des promenades aux flambeaux sillonnèrent les rues: l'enthousiasme, la joie tenaient du délire. Qui aurait pu rester froid devant un si prodigieux succès ? Le peuple de Paris, la garde nationale avait fait une sortie torrentielle, dans toutes les directions. à la fois; attaqués sur tous les points, les Prusdocuments offi

(1) TÉLÉGRAMMES MILITAIRES DE M. LÉON GAMBETTA, ciels publiés par Georges d'Heilly, page 21.

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