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LÉON.

J'en avais deux, celui de l'intérieur et celui de la

guerre.

ÉMILE, se rapprochant.

Comment! c'est vrai? Vous aviez deux por

tefeuilles ?

LÉON.

Deux en même temps.

ÉMILE, poussant un soupir.

Pour moi, je n'avais que les sceaux ; mais j'étais, en revanche, le principal ministre, le chef du Cabinet, et, en l'absence de l'Empereur, je présidais le Conseil.

LÉON, négligemment.

Pendant un trimestre et plus, j'ai été dictateur, rien que cela!

Dictateur !!!

-

ÉMILE, stupéfait.

(Après une légère pause). Mon Dieu ! sans être dictateur, on peut faire grand, et je l'ai bien prouvé. Avez vous rien produit qui se puisse mettre en regard du Plébiscite de 1870, de cette grande et à jamais mémorable victoire, que j'ai eu le droit d'appeler à la tribune le Sadowa français ?

LÉON.

Et le mot était aussi heureux que juste. C'était bien, en effet, un Sadowa, c'est-à-dire une victoire

dont la Prusse devait recueillir tous les fruits. Vous avez, le plus adroitement du monde, tiré les marrons du feu, et c'est Bertrand, je veux dire Bismark, qui les a croqués. (Ici les lunettes d'Émile éprouvent un léger tressaillement.) Allons! allons! ne vous fâchez pas. Ce que je dis là n'est point pour vous être désagréable. Tous tant que nous sommes, empereurs et tribuns, maréchaux et ministres, avons-nous donc fait autre chose, depuis dix ans et plus, que travailler pour le roi de Prusse? Je ne fais aucune difficulté de reconnaître, en ce qui me concerne, que j'ai mis la main à quatre ou cinq Sadowas français, auprès desquels le vôtre n'était que de la Saint-Jean. (Il s'arréte.) Pardon, je crois apercevoir à côté de vous...

ÉMILE.

Oh! ne faites pas attention. Ce n'est rien... C'est Philis, qui ne me quitte pas plus que mon ombre... - Mais, si je ne me trompe, il y a aussi quelqu'un derrière vous...

LÉON.

Ce n'est rien... c'est Laurier, qui ne me quitte pas davantage. Si vous le désirez je vais lui donner l'ordre de se tenir à distance.

(Il fait un signe à Laurier qui s'éloigne, pendant que Philis, sur un signe semblable d'Émile Ollivier, se retire également).

PHILIS, à demi-voix.

Le cyprès, qui toujours croît auprès du laurier,
D'une sombre couronne environne Laurier.
Laurier n'est pas du bois...

LAURIER.

Je crois, Philis, que tu fais rimer Laurier...

PHILIS.

Avec guerrier? Le ciel m'en préserve!

Que dis-tu donc ?

LAURIER.

PHILIS.

Oh! mon Dieu! je répète le vieux refrain:

Nous n'irons plus au bois;

Les lauriers sont coupés !

(Ces deux ombres s'évanouissent.)

ÉMILE, à Léon.

Laissons-là le Plébiscite, j'y consens. A mon passage aux affaires se rattachera, dans l'histoire, un événement qui suffirait à rendre mon nom immortel. (Se rengorgeant.) C'est moi qui ai déclaré la guerre à l'Allemagne, sans hésitation et sans crainte, le front haut, le cœur léger (1). (Il se détourne.)

LÉON.

Tout cela est vrai; mais si votre nom est irrévocablement lié à la déclaration et au début de cette

(1) Déclaration de M. Ollivier au Corps législatif, séance du 15 juillet 1870: Oui, de ce jour, commence pour mes collègues et pour moi une grande responsabilité; nous l'acceptons, LE CŒUR LÉGER, »

guerre, le mien n'est pas moins indissolublement uni aux événements qui en ont signalé la fin, et j'ose dire qu'ici la fin a été digne du commencement. Ce que vous aviez entrepris avec un cœur léger, je l'ai continué avec un front d'airain. (1) J'ai eu sur vous cet avantage de diriger des armées.

ÉMILE.

Des armées? Et combien ?

LÉON.

L'armée de la Loire, l'armée du Nord, l'armée de l'Est, sans parler des douze camps dont j'avais décrété la formation et qui devaient contenir deux millions de soldats. Je nommais et je révoquais les généraux; je jetais sur le papier des plans pour la campagne et des proclamations pour la ville; je copiais de mon mieux les bons modèles. Je copiais les membres de la Convention, et je jurais comme eux de faire un pacte avec la Victoire ou avec la Mort.

ÉMILE.

Vous me faites trembler! (Il se détourne une seconde fois.)

LÉON.

Rassurez-vous, mon ami; vous savez bien qu'on ne se tue pas pour si peu. Je copiais le dauphin,

(1) Dépêche de M. Gambetta à MM. Jules Favre et Trochu 13 janvier 1871.

prenant le Pirée pour un nom d'homme, et je mettais bravement Epinay-sur-Orge à la place d'Epinay-Saint-Denis. (1) Je copiais Carnot, décrétant quatorze armées. Je copiais surtout Napoléon.

ÉMILE.

Lequel? Napoléon Ier ou Napoléon III?

LÉON.

Napoléon III, parbleu! Mes plans valaient les siens. La marche sur Belfort, exécutée par Bourbaki, d'après mes ordres, ne le cède guère pour la beauté de la conception et la grandeur des résultats à la marche sur Sedan exécutée par Mac-Mahon, d'après les ordres de l'empereur. (Émile se détourne une troisième fois.) Qu'avez-vous ?... Ah! je vois ce que c'est... Il nous manque quelque chose à tous les deux : depuis que nous avons perdu, vous, Philis, et moi, Laurier, nous ressemblons à ce pauvre Pierre Schlemill qui avait perdu son ombre. Mais, rassurez-vous, Philis et Laurier ne sont pas loin, et, avant une heure, ils auront pris leur place à nos côtés.

ÉMILE.

Vous avez raison. (Après un instant de silence.) Vous avez réalisé, vous aussi, de grandes

(1) Voyez la proclamation de M. Gambetta sur la sortie du 30 novembre 1870. Epinay-Saint-Denis est situé au nord de Paris, à une lieue de Saint-Denis; Epinay-sur-Orge est à quatre lieues au sud-ouest de Paris.

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