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Que diriez-vous d'un homme à qui un faux ami ou un mauvais plaisant persuaderait qu'il est plus séduisant que Lauzun ou Létorières, qu'il nage comme un poisson, qu'il fait des armes comme Saint-Georges, qu'il monte à cheval comme le comte d'Aure? Voilà notre homme lancé dans les aventures; la première femme qu'il courtise se moque de lui et le ruine; il se jette à l'eau, et un passant de bonne volonté l'en retire à demi-asphyxié ; il se bat, et reçoit un coup d'épée; il monte à cheval, et tombe ridiculement. De retour au logis, que pensez-vous qu'il fasse en retrouvant le conseiller perfide, auteur de tous ses déboires? S'il lui tend la main, s'il s'élance à son cou, s'il le remercie d'avoir donné à son amour-propre une jouissance, à ses illusions une pâture, c'est qu'il dépasse toutes les bornes de la niaiserie, et de la démence; il mérite tous les nouveaux malheurs qui lui arriveront plus tard. Pauvre France ! Est-elle donc tombée si bas, qu'elle soit insensible au mal qu'on lui a fait, indifférente au bien qu'on pourrait lui faire? A ce grand cerveau ramolli l'expérience ne dit plus rien, l'évidence est lettre close; c'est un malade préférant, dans son délire, l'empirique qui le tue au mé

decin qui peut le sauver; c'est la femme aimant à être battue et sacrifiant au libertin qui la déshonore le galant homme qui la relèverait de sa déchéance. Jamais l'affaissement moral d'un peuple, pris au dépourvu par toutes les calamités, n'éclata d'une façon plus manifeste et plus navrante; jamais l'incorrigible ne toucha de si près à l'irréparable. Donc, honneur et merci à ceux qui, dans cet immense désarroi, prennent à partie l'ex-dictateur et le conduisent aux enfers, non pas pour le faire mourir un jour plus tôt, mais pour le forcer de dire et d'entendre ce qu'il a l'audace de croire oublié! Du moment qu'un pareil homme est contraint de se raconter et de se juger sans phrases, du moment qu'il est obligé de laisser sur le bord de l'avide Acheron sa défroque de tribun, tout est dit; il n'existe plus, il se condamne, il s'exécute; ne pouvant plus mentir, il cesse de parler; ne pouvant plus parler, il cesse d'être, et tant mieux pour tout le monde !

Que dire de M. Thiers? L'étudier sans passion est bien difficile; nous attendions beaucoup de lui, et nos espérances d'hier sont nos mécomptes d'aujourd'hui. Dans le moment unique où le salut pouvait sortir de l'excès de

nos périls et de nos infortunes, la jettatura implacable, le mauvais génie de la France révoltée contre la main divine, a voulu qu'à la suite de circonstances bizarres nos aspirations et nos réactions monarchiques parussent s'incarner dans un homme qui avait été, dès l'origine et dans tous les actes de sa vie publique, le parfait révolutionnaire; révolutionnaire de cœur et d'âme, rivé à la Révolution par ses souvenirs de jeunesse, par ses anciennes amitiés, par ses premières prouesses de journaliste, par ses Premier-Paris de 1830, par ses taquineries parlementaires, par le succès de ses livres, et, pourquoi ne pas le dire? par les remords qu'ont dû lui laisser deux ou trois épisodes de sa carrière politique. Dans les salons de M. Laffitte, au bureau du National, à la Chambre, au ministère, en présence de Robespierre qu'il excuse, de Napoléon qu'il glorifie, révolutionnaire partout et toujours. De cette révolution originelle au baptême monarchique, il y avait loin, et nous pouvons, à présent, mesurer la distance. De là des tiraillements, des contre-sens, des conflits, des querelles de ménage, qui ont paralysé peu à peu le généreux élan du 8 février, ranimé les espérances républicaines, usé les res

sorts de la résistance et tenu la majorité en suspens entre un provisoire qui compromet tout et une rupture qui pourrait tout perdre. De là ces dissolvants qui s'infiltrent dans tous les rouages, ces lassitudes et ces doutes qui s'emparent de toutes les âmes, cette mal'aria qui débilite les convictions les plus éprouvées; de là ces alternatives énervantes de conciliation et d'amertume, de sympathie et de méfiance, de concessions et de crises, tempêtes dans le verre d'eau de la tribune, accès de fièvre qui retardent la convalescence, replâtrages qui ne décident rien et ne persuadent personne, efforts de bascule pour neutraliser les uns par les autres les partis et les fractions de partis. Chaque jour accentue davantage le contre-sens; chaque jour fait mieux ressortir les conséquences du faux départ; mariage de convenance et de raison avec la droite, inclination de vieille date vers la gauche; l'épouse légitime par ci, la maîtresse adorée par là, on sait ce qui arrive en pareil cas; M. Thiers est le contemporain de la chanson d'opéra-comique :

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Il y revient; son orgueil, sa vanité, son égoïs、 me, l'ivresse de ce pouvoir personnel qu'il a tant critiqué chez les autres, tout l'y ramène et l'y retient; la droite le gène, la gauche le flatte; l'une lui rappelle discrètement qu'il tient la place d'un roi; l'autre lui dit ou lui fait dire qu'il peut être roi comme tout le monde. Son cœur appartient à qui prolongera cette royauté temporaire. N'osant pas être Cromwell, ne voulant pas être Monk, ne pouvant pas être Washington, il se contente d'être Thiers premier et dernier, sans postérité probable, avec Gambetta pour héritier possible. Aujourd'hui, il est bien plus loin de ceux qui l'acceptèrent pour chef que de ceux qu'on avait cru supprimer en le nommant; doué de l'esprit des petites choses, privé de l'instinct des grandes, il sait gré à ceux qui lui conservent et en veut à ceux qui lui disputent cette souveraineté au jour le jour, menacée par son acte de naissance, mais dont les voluptés mesquines suffisent à son orgueil. Il cajole la démagogie qui lui permet de régner en attendant qu'elle le dévore. Plus soucieux de la minute présente que des horizons de l'Histoire, il place à fonds perdus sa gloire, son prestige et sa puissance. Il refuse de com

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