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prendre que sa grandeur eût commencé le jour où ses grandeurs auraient fini, et que le sacrifice qui eût abrégé son pouvoir aurait éternisé son nom. Il ne recueillera pas même le fruit de cet étroit calcul; il a été la fatalité de trois monarchies ; il ne sera pas la Providence de la République.

Il n'y a rien là, malheureusement, que de très-simple. Il est permis de s'en affliger; se fàcher, à quoi bon? s'étonner serait naïf; se plaindre trop haut serait inutile; le mieux est de lire et de relire, dans les Dialogues des vivants et des morts, le chapitre intitulé les Tracasseries de M. Mortimer-Ternaux, ou, si l'on veut, M. Thiers taquiné par M. Ternaux. C'est une des perles du volume, et jamais on ne prouva mieux à quel point le tracassier de 1866, l'adversaire de M. Rouher, le Président actuel de la République française, a été, en réalité, non pas l'historien ou le juge, mais l'avocat de Napoléon; avec quelle ténacité d'admirateur, d'enthousiaste ou d'apologiste. il s'est fait son introducteur et son répondant auprès de ses contemporains. Parler ainsi du premier Empire, c'était préparer le second. Appuyée sur des textes, aiguisée en fines épigrammes, douée d'une sorte de divination ré

trospective, la prodigieuse mémoire de l'auteur équivaut ici au plus inflexible des réquisitoires. De ces citations sans réplique jaillissent deux vérités qui caractérisent en entier et dessinent de pied en cap le Thiers de 1872... hélas! et ses électeurs de 1871. Cet habile homme que nous avons tous nommé, le 8 février, comme le type le plus parfait d'une réparation dans le sens monarchique, a été et est resté révolutionnaire jusqu'aux moelles; ce libre et judicieux esprit en qui nous avons aimé surtout l'antipode et l'antidote de l'impérialisme, a servi de trait d'union entre la gloire de Napoléon Ier et l'avénement de Napoléon III: quod erat demonstrandum, comme disent les géomètres.

S'il est vrai, comme nous le rappellent ces curieux et ingénieux Dialogues, que, parmi les acteurs ou les comparses, passés ou présents, de la comédie lugubre, du mélodrame grotesque dont notre honneur et notre argent paient les frais, bien peu aient compris, accepté ou accompli leur tâche, que les sauveurs aient été rares ou impuissants, les maléfices innombrables et terribles, que la politique et la guerre nous aient également trahis en la personne et par la faute de nos défenseurs

naturels, (mais non légitimes,) faut-il donc désespérer? Non, mille fois non; si je devais m'abandonner au désespoir, je n'oserais pas dire: Laboremus! Car le travail sans espérance ne serait qu'une des nombreuses variétés de la folie humaine. Notre France a des chutes déplorables, mais des ressources infinies. Elle tombe au moment où on la croit le plus solidement rattachée aux idées de salut et de bon sens. Elle se relève à l'heure où elle semble n'avoir plus pour loi que le désordre, pour horizon que le chaos, pour avenir que la ruine. Avec elle, la sécurité sans bornes convient aussi peu que la frayeur sans limites, et on risque aussi bien de se tromper en la jugeant perdue qu'en la croyant sauvée, corrigée et convertie. Que d'époques, dans son histoire, où toutes les craintes ont paru permises, où tout espoir semblait chimérique! Un souvenir personnel et récent complétera ma pensée. Il y a un mois, je parcourais cet admirable littoral de la Méditerranée, où, pourvu que le soleil s'y prête, il est si facile d'oublier les angoisses publiques et privées. Je voulus visiter en détail la petite ville de Vence, évêché de cet aimable Godeau à qui on ne peut songer sans évoquer les plus pré

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cieuses images de l'hôtel de Rambouillet. De l'évêché à l'évêque la pente était douce, et je me remémorai les années menaçantes que Godeau avait côtoyées ou traversées. Quel temps! la guerre au dedans et au dehors, cinquante ans de discordes civiles aboutissant aux bourrasques de la Fronde, toutes les classes de la société sacrifiant leur patriotisme à leur vanité, à leur ambition ou à leur rancune, les grands seigneurs tendant la main à l'invasion étrangère, une reine régente. placée dans la périlleuse alternative de trahir ses amitiés ou son pays, la maison d'Autriche surveillant nos conflits intérieurs pour se glisser à travers les déchirures, quel effroyable ensemble de naufrages, de désastres et de périls!... Et cependant, peu d'années plus tard, notre France se relevait plus grande, plus forte, plus glorieuse que jamais. Pour passer ainsi d'un extrême à l'autre, que lui avait-il fallu? Godeau, sujet dévoué d'une monarchie, admirateur d'un grand homme d'Etat, nous l'aurait dit peut-être; moi, libre citoyen d'une République, je serais plus embarrassé. Pour sortir d'embarras et ne pas me compromettre, j'aime mieux dire ou redire en finissant La désespérance serait injuste ou

impie, tant qu'il nous restera des hommes d'élite, exemples et modèles, voués au travail, au devoir, au bien, à la vérité; mettant au service de cette vérité méconnue assez de faits pour soutenir les idées, assez d'idées pour féconder les faits; concourant à une rectification immense pour prendre part à une immense réparation; modestes, patients, affermis dans leurs convictions éloquentes par les apparences mêmes qui pourraient les ébranler; forçant les leçons du passé d'éclairer, de purifier, de gouverner l'avenir, et sachant extraire de nos malheurs ce qu'il faudrait pour nous rendre heureux... Je me reprochais de terminer ces pages sans nommer l'auteur des Dialogues des vivants et des morts; maintenant, ma conscience et mon amitié se rassurent; il me semble que je l'ai nommé.

ARMAND DE PONTMARTIN.

Cannes, 12 avril 1872.

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