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VOLTAIRE.

Et cependant Rosbach était bien peu de chose auprès de Forbach, — auprès de Sedan et de Metz, auprès du Mans et de Paris! Hélas! monsieur le comte, pourquoi faut-il que je ne sois pas né un siècle plus tard? Il m'a été donné sans doute de célébrer la gloire de votre Frédéric; mais ce sera pour moi un éternel regret de n'avoir pas été appelé à célébrer les victoires de notre Fritz.

M. DE BISMARK.

Soyez sûr, monsieur de Voltaire, que je ne manquerai pas de transmettre à Son Altesse Impériale et Royale l'expression de ce regret patriotique.

VOLTAIRE.

Si je n'ai pu être le témoin de vos triomphes et y applaudir, si je n'ai pu voir l'annexion de l'Alsace et le démembrement de la Lorraine, j'ai vu le démembrement de la Pologne: c'est ma consolation.

M. DE BISMARK.

Quelle belle lettre vous écrivîtes à ce sujet au grand Frédéric : « On prétend que c'est vous, sire, qui avez imaginé le partage de la Pologne, et je le crois, parce qu'il y a là du génie (1)...» Je ne saurais d'ailleurs assez vous dire, monsieur de Voltaire, combien je vous sais gré des bons et loyaux services que vous nous avez rendus en cette affaire. Grâce (1) Op. cit., 18 novembre 1772.

à votre esprit et à votre dévouement sans cesse en éveil, le roi de Prusse et l'impératrice de Russie étaient tenus au courant des projets de la France. Aussi Frédéric vous écrivait-il : « Vous me parlez de vos Welches et de leurs intrigues, elles me sont toutes connues...» Mal en prenait à tous ceux qui se rangeaient du côté de la Pologne. Le sultan s'étant avisé de le faire, vous mandez aussitôt au vainqueur de Rosbach: « Vous devriez bien vous arranger pour attraper quelques dépouilles de ce gros cochon (').» (Il rit aux éclats.) - Ce gros cochon était l'allié de la France. Vous mandez en même temps à l'impératrice Catherine : « J'ai pris parti pour Catherine II, l'Étoile du Nord, contre Moustapha, le cochon du Croissant... Que Moustapha se montre à ses soldats, il n'en fera que de gros cochons comme lui (2).» Et lorsque des Français vont porter secours à la Pologne, vous mettant au-dessus des mesquines considérations d'un étroit patriotisme, vous demandez à l'Étoile du Nord de déporter ces «blancs-becs» (*) en Sibérie et de les laisser mourir de faim. Ce passage de votre correspondance est véritablement digne d'une éternelle mémoire: « Nos chevaliers Welches qui ont été porter leur inquiétude et leur curiosité chez les Sarmates doivent mourir de faim s'ils ne meurent (1) Op. cit., 27 avril 1770.

(2) Lettres de l'impératrice de Russie et de M. de Voltaire, février 1769.

(3) Op. cit., 18 octobre 1771.

pas du charbon (')... Si ces fous de confédérés étaient des êtres capables de raison, vous les auriez ramenés au droit sens; mais je sais un remède qui les guérira. J'en ai un aussi pour les petits-maîtres sans aveu qui abandonnent Paris pour venir servir de précepteurs à des brigands. Ce dernier remède vient en Sibérie: ils le prendront sur les lieux.>> Ah! monsieur de Voltaire, si les Russes n'étaient pas des ingrats, il y a longtemps que vous devriez avoir votre statue à Pétersbourg, devant le palais de l'Ermitage!

VOLTAIRE.

Il est vrai, j'ai vécu Catherin, et je suis mort Catherin (); j'écrivais à l'impératrice le 18 octobre 1771: « Daignez observer, Madame,que je ne suis point Welche ; je suis Suisse, et si j'étais plus jeune, je me ferais Russe. » Ou plutôt, monsieur le comte, si je l'avais pu, je me serais fait Prussien. Il me restera, du moins, l'honneur d'avoir salué l'avénement et prédit la grandeur de la Prusse. Voici ce que j'écrivais en 1772, il y aura tout à l'heure un siècle : :- « Vous voilà, sire, le fondateur d'une trèsgrande puissance. Vous tenez un des bras de la balance de l'Europe, et la Russie devient un nouveau monde. Comme tout est changé! et que je me sais bon gré d'avoir vécu pour voir tous ces grands événements!... Je ne sais pas quand vous vous arrête(1) Op. cit., 1 janvier 1772.

(2) Op. cit., 18 mai 1770.

rez, mais je sais que l'aigle de Prusse va bien loin. Je supplie cet Aigle de daigner jeter sur moi, chétif, du haut des airs où il plane, un de ces coups d'œil qui raniment le génie éteint (1). >>

M. DE BISMARK (bas).

Le plat valet! (Haut). Monsieur de Voltaire, on n'écrit pas en meilleur français!

VOLTAIRE.

Vous allez rentrer à Berlin, monsieur le comte, dans la lumière et l'éclat du triomphe, au milieu des cris de joie d'un peuple enivré. Je vais regagner dans quelques instants les bords du Styx, le royaume du silence et de la nuit. Avant de nous séparer, je prendrai la liberté de vous présenter et de recommander à votre bienveillance le dernier et le meilleur de mes élèves. C'est un bon jeune homme, et dont je m'assure que vous serez satisfait.

(A ce moment, M. Edmond About qui, depuis le commencement de la scène, marche religieusement derrière l'ombre de Voltaire, et que M. de Bismark n'a pas encore aperçu, s'avance et s'incline).

VOLTAIRE, le présentant.

M. Edmond About, lauréat de l'Université de France, auteur de la Grèce contemporaine, de Rome contemporaine, de l'Egypte contemporaine... (A M. About). Allons, mon ami, offrez vos

(1) Lettres du roi de Prusse et de M. de Voltaire, 16 octobre 1772.

respects à M. le comte. (A M. de Bismark). Et de quelle langue voulez-vous qu'il se serve avec vous?

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Parbleu de la langue qu'il a dans sa bouche. Je crois qu'il n'ira pas emprunter celle de son voisin.

VOLTAIRE.

Je vous dis de quel idiome, de quel langage?

M. DE BISMARK.

Ah! c'est une autre affaire.

VOLTAIRE.

Le garçon a fait à Charlemagne d'excellentes humanités; il a depuis beaucoup couru l'Europe et l'Afrique. Voulez-vous qu'il vous parle latin?

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