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SA PLACE PARMI LES HISTORIENS.

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dépasse infiniment pour une sagacité d'observation si aiguë qu'il peut être appelé notre Tacite, et surtout par des vues politiques et morales, dont la hauteur et la portée rappellent tant de fois Bossuet, qu'elles lui font pardonner en somme de paraître trop souvent avoir inspiré Machiavel.

MICHEL DE MONTAIGNE

(1533-1592)

PORTRAIT BIOGRAPHIQUE

La première enfance. L'Émile du seizième siècle. Le latiniste précoce. Né le 28 février 1533, entre onze heures et midi, au château de Saint-Michel de Montaigne (canton de Velines, arrondissement de Bergerac), troisième par ordre de naissance des neuf enfants de Pierre Eyquem et d'Antoinette de Louppes issue d'une riche famille de commerçants israélites, les Lopès, originaires d'Espagne et établis dans le midi de la France, l'auteur des Essais descendait d'une famille de marchands bordelais, les Eyquem, enrichie par son bisaïeul Ramon Eyquem, lequel acquit, le 10 octobre 1477, la maison noble de Montaigne. Pierre Eyquem, son père, seigneur de Montaigne, après avoir servi dans les guerres d'Italie et d'Espagne, devint successivement premier jurat et enfin maire de Bordeaux, de 1554 à 1556. Homme excellent, dont les idées avaient un tour de philanthropie original au seizième siècle, il voulut que son fils fût tenu sur les fonts de baptême par des gens de la plus abjecte fortune », pour lui apprendre plus tard à ne mépriser personne. Puis, afin de « l'attacher à ceux qui ont besoin d'ayde, et de le dresser à la plus commune façon de vivre », il le fit d'abord nourrir au village chez un de ses plus pauvres paysans, non sans prendre soin d'eslever son âme en toute doulceur et liberté, sans rigueur et contraincte ». Il eut même pour lui des tendresses plus que maternelles. De peur de troubler par un trop brusque sursaut des organes encore tendres, sa sollicitude

SON ENFANCE SES MAITRES.

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n'allait-elle pas jusqu'à faire éveiller le bambin au son de quelque instrument?

Il semble vraiment que sa vigilance ait pressenti l'avenir d'un esprit qu'il craignait de déformer: car il lui épargna tout laborieux effort, et lui déroba l'étude sous l'apparence d'un jeu. Presque dès le berceau, l'enfant fut confié à un maître allemand, nommé Horstanus, tout à fait ignorant du français mais très versé dans la connaissance du latin, et qui eut l'ordre de ne lui parler qu'en cette langue. Quant aux autres serviteurs de la maison, ils durent aussi « jargonner avec lui » de la même façon. Nous nous latinisâmes tant, dit plus tard Montaigne, qu'il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encore, et ont prins pied par l'usage, plusieurs appellations latines d'artisans et d'utils (outils). Il ajoute qu'à l'âge de six ans il savait le latin à ce point que les meilleurs latinistes du temps craignoient à l'accoster». N'y a-t-il pas là quelque gasconnade? En revanche, il n'entendait pas plus le français que le périgordin ou l'arabesque ». L'idiome de Sénèque,« son homme », comme il l'appelle quelque part, lui devint même si naturel que, longtemps après, dans ses plus vives émotions de joie et de douleur, il lui arrivait d'exprimer ses sentiments involontaires par des exclamations latines. Pour ce qui est du grec, il avoue « qu'il n'en a quasi du tout point d'intelligence », l'ayant pratiqué sous forme d'esbat, pelotant ses déclinaisons, à la manière de ceulx qui, par certains jeux de tablier (le jeu de donne, par exemple), apprennent l'arithmétique et la géométrie ». Bref, on l'invitait à goûter la science, comme le devoir, par son propre désir, sans forcer sa volonté, éducation qui provoqua ses penchants à suivre sans secousse et voluptueusement leur pente naturelle.

Vers l'âge de six

Le collège. Haine de la scolastique, ans, il lui fallut pourtant quitter le foyer domestique pour s'en aller au collège de Guienne, en une de ces « geoles de jeunesse captive», où l'on tient quatre ou cinq ans « des latineurs à entendre des mots, et à les couldre en clauses ». Il y compta, parmi ses maîtres, des savants de renom, Nicolas Grouchy, Guérente, Georges Buchanan et Marc-Antoine Muret; mais audessous d'eux, que de pédants << aux trongnes effroyables, eni

vrés en leur colère! » Aussi gardera-t-il de ces années ingrates un souvenir amer et irrité. Combien il dut regretter sa première indépendance, et l'habitude de tout faire en pleine franchise, de tout dire avec fraîcheur et gaieté! Il se présente alors « si mol et si endormi qu'on ne le pouvoit arracher de l'oisifveté », pas même pour le jeu. Cependant,« soubs ceste complexion lourde, il nourrissoit des imaginations hardies et des opinions au-dessus de son aage ». Malgré « une appréhension tardifve, une invention lasche, et un incroyable défault de mémoire », son âme « ne laissoit pas d'avoir à part soi des remuements fermes, et des jugements seurs, ouverts autour des objets qu'elle cognoissoit ». Il confesse aussi que « sa nature resveuse le retiroit à soi, non pas mélancolique, mais songe-creux ». Il aimait « une vie glissante, sombre et muette ». Il lui arrivait même de << s'entretenir des imaginations de la mort, jusqu'en la saison la plus licencieuse de son aage ». Le sens littéraire s'éveillait en lui par la lecture d'Ovide et de ses Métamorphoses; puis « il enfila tout d'un train » l'Énéide, Térence, Plaute et les comédies italiennes, « qu'il gourmandoit (dégustait en gourmand) à la desrobée» sans quoi il n'eust rapporté du collège que la haine des livres ». Son précepteur tolérait toutes ces fantaisies du fruit défendu. Mais la règle avait beau s'adoucir, « ce n'en estoit pas moins toujours collège »; et, accoutumé à « marcher le pas qu'il lui plaisoit », il fut heureux de reprendre sa liberté, vers sa treizième année.

«

Le magistrat. L'ami de La Boétie. Le fils. Le mari. Comme sa famille le destinait à la robe, il commença le Droit, et « s'y plongea, dit-il, jusqu'aux oreilles ». Mais c'était retrouver encore ce jargon barbare, et cette routine qui étouffait alors l'esprit des lois sous un chaos de gloses et de commentaires. Toute cette période de sa jeunesse échappe un peu à notre enquête 1. Nous savons seulement qu'il fut, en 1554, pourvu d'un office de général conseiller à la Cour des Aides de Périgueux, qui, par suite d'un conflit d'attributions engagé avec la

1. On trouvera tout ce que les plus patientes et récentes recherches ont permis de découvrir là-dessus, comme sur le reste de sa vie et la genèse de son œuvre, dans le Montaigne de M. Paul Bonnefon, Paris, Rouam; et Bordeaux, Gounouilhou, 1893.

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LE MAGISTRAT; L'AMI; LE CHEF DE FAMILLE. Cour de Montpellier, finit par être transférée à Bordeaux en mai 1557, puis incorporée au Parlement de cette ville, non sans des résistances de sa part. En 1559, nous constatons aussi la présence de Montaigne à Bar-le-Duc, près de François II, et, l'année suivante, à Rouen, où était déclarée solennellement la majorité de Charles IX. Le chancelier de l'Hôpital l'honorait déjà de sa confiance, et les femmes les plus distinguées de ce temps, Mme d'Estissac, Diane de Poitiers, Marguerite de France, entretenaient avec lui un commerce d'esprit. S'il connut peu la passion, et se défia de ses troubles, il goûta les délices de l'amitié, sentiment dont la chaleur moins téméraire et moins fiévreuse convenait à un cœur rassis et tempéré. Ce fut par hasard, « en une grande feste et compaignie de ville », vers 1556, qu'il rencontra pour la première fois Étienne de la Boétie; et, aussitôt cette entrevue, ils se trouvèrent « si prins, si cogneus, si obligez entr'eux que rien dès lors ne leur feut si proche que l'un à l'autre. C'est lui que Montaigne appelait le plus grand homme de son siècle ». C'est de lui qu'il écrit : « Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne peult s'exprimer qu'en répondant parce que c'estoit lui, parce que c'estoit moi. » Aussi se cherchaient-ils, avant de s'être vus, et • comme par quelque ordonnance du ciel ». Mais trop courtes furent ces joies : car l'auteur de la Servitude volontaire mourut bientôt, à l'âge de trente-deux ans; deuil cruel pour le frère qui lui survivait. Ce lui fut une blessure inguérissable; neuf ans après, ne disait-il pas : « Je ne fais que traisner languissant; et les plaisirs mesmes qui s'offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous estions à moitié de tout; il me semble que je lui desrobe sa part. J'étois si accoutumé à estre deuxième partout que je ne suis plus qu'à demi. » L'intensité d'accent ne sera pas moins vive, lorsque, privé du père auquel il voua une și tendre reconnaissance, il fit cet aveu Depuis sa mort, je ne monte jamais à cheval sans

1. Né à Sarlat en 1530, La Boétie, auteur de la Servitude volontaire, traducteur de la Mesnagerie de Xénophon, et poète en latin et en français, était conseiller au Parlement de Bordeaux. Il mourut en 1563. Nous avons enfin une édition critique de ses œuvres, Euvres complètes d'Estienne de la Boétie, publiées avec notice biographique, variantes, notes et index, par Paul Bonnefon, Paris, Rouam; et Bordeaux, Gounouilhou, 1892.

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