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et de ces délicieux commerces où le Hasard fournit cent matières diverses, disait en se souvenant de lui-même :

La bagatelle, la science,

Les chimères, le rien, tout est bon; je soutiens
Qu'il faut de tout aux entretiens :

C'est un parterre où Flore épand ses biens;
Sur différentes fleurs l'abeille s'y repose,
Et fait du miel de toute chose.

Mais son agrément ne s'y épanouissait que sous la douce influence d'une liberté sans contrainte; car il fut avant tout un indépendant qui n'eut guère d'autre guide que ses instincts, et un épicurien qui tournait en volupté

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.

Le caractère, le cœur de La Fontaine. De là cet enjouement d'une humeur toujours heureuse, même en ces innocentes satires, dont la malice n'exclut pas la bonhomie souriante, puisqu'il s'amuse de nos misères comme des siennes. S'il connut plus sûrement que personne nos ridicules ou nos travers, il aima donc mieux s'en égayer que s'en irriter ou s'en attrister.

Or cette habitude de clairvoyance inoffensive n'était pas seulement chez lui le symptôme d'un scepticisme trop indifférent aux principes; mais elle recouvrait une bonté sincère. Ne fut-il pas, comme Horace, comme Montaigne, le plus tendre des amis? Pour les épicuriens, de toute antiquité, l'amitié fut la première des vertus parce qu'elle est un plaisir supérieur à tous les autres, qui les multiplie et les avive, sans jamais déranger l'équilibre des âmes qui veulent se posséder. A Pintrel, à Maucroix cinquante ans durant, atteste ce dernier dans ses Mémoires, il donna le seul trésor qui lui restât, son temps et sa gloire. Pour sa bienfaitrice, Mme de la Sablière, il eut presque une affection filiale. « Ne confiez ces vers à personne, écrivait-il à Racine, car elle ne les a pas encore vus. » C'est ainsi que sa gratitude, s'acquittant par l'exquise délicatesse du sentiment, réservait, faute de mieux, l'unique bien qu'il pût offrir, les prémices de ses œuvres. Même quand le mal d'autrui ne l'at

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L'HOMME ET LE POÈTE POLYPHILE.

221 teignait pas, il lui devenait une blessure. Il y eut en effet dans son cœur une source d'inépuisable sympathie. Ayant écrit un jour au prince de Conti le récit des mésaventures de Mlle de la Force, il le suppliait de ne point montrer sa lettre, « parce qu'il y aurait, dit-il, de l'inhumanité à rire d'une affaire qui la fait pleurer si amèrement ». Lui qui fut toujours si peu soucieux de ses intérêts, il écoutait avec attention les gens affligés qui venaient le consulter : « il s'attendrissait, nous conte d'Olivet, il cherchait des expédients, il en trouvait, il donnait les meilleurs conseils du monde ». Quand il se convertit, il n'entra pas facilement dans l'idée des peines éternelles, et justifia de la sorte ce mot de la garde-malade qui disait de lui : « Le bon Dieu n'aura jamais le courage de le damner ».

Sa faculté d'enthousiasme : Polyphile. Le don des métamorphoses. Le gaulois, l'observateur, le rêveur. Mais ce qui le caractérisait éminemment, c'était la faculté d'oublier le monde réel, et de vivre au pays de l'idéal. Enchanté par ses beaux songes, et prompt à l'enthousiasme, il trahissait sa vocation de poète par cet aveu: « Savez-vous bien que, pour peu que j'aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu'une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle? Dès que j'ai un grain d'amour, je ne manque pas d'y mêler tout ce qu'il y a d'encens dans mon magasin. » Aussi nul ne fut plus facile à s'éprendre tout à coup, et à se livrer sans réserve aux objets qu'avait transfigurés sa passion. A vingt ans, ne se crut-il pas appelé vers la vie religieuse pour s'être laissé ravir par la lecture d'un livre pieux? Plus tard, une ode de Malherbe le transporta d'une admiration si profonde, qu'il passait des jours et des nuits à le lire, à l'apprendre par cœur. Quand Platon l'eut conquis, il ne cessa plus, pendant quelque temps, de platoniser à outrance. Puis, le hasard lui ayant mis sous la main le livre de Baruch, un des douze petits prophètes, le charme fut tel, qu'au dire de Louis Racine il abordait chacun avec ce nom sur les lèvres : « Avez-vous lu Baruch? c'était un beau génie ». Aussi ses amis l'avaient-ils surnommé Polyphile, l'amateur de toutes choses. Il en convenait lui-même en ces vers:

Je chéris l'Arioste, et j'estime le Tasse,
Plein de Machiavel, entêté de Boccace

J'en parle si souvent qu'on en est étourdi :
J'en lis qui sont du Nord, et qui sont du Midi.
(Epitre à Huet.)

Toute beauté le mettait en fête, et, dans son enchantement, il allait vite jusqu'à l'adoration. Un soir, il venait d'entrevoir la princesse de Conti toute parée, prête à partir pour le bal; et aussitôt il la divinisa dans ces vers:

L'herbe l'aurait portée, une fleur n'aurait pas
Reçu l'empreinte de ses pas....

Vous portez en tous lieux la joie et les plaisirs;
Allez en des climats inconnus aux zéphyrs,

Les champs se vêtiront de roses.

(Le Songe.)

Si sa louange éleva jusqu'aux nues tout ce qui séduisit ses yeux, l'illusion intérieure le possédait plus souverainement encore. Une fois captivé par ses visions, il n'en détachait plus ses regards. C'est alors que se manifeste en lui le don des métamorphoses, ce rare privilège qui permet au génie de croire à la réalité de tous les êtres évoqués par sa fantaisie, et de se confondre avec eux par une sympathie naïve qui partage leurs sentiments, entre dans leur personnage, s'intéresse aux moindres incidents de leur rôle, et, grâce à une féconde hallucination, se transforme tour à tour en chacune de ces existences imaginaires. Voilà chez La Fontaine le signe d'élection. C'est par là qu'il égale presque Homère et Shakespeare. Comme l'un et l'autre, mais avec un tour bien gaulois, et ce goût supérieur qui distingue sa muse fine, moqueuse et légère, il est aussi vrai qu'idéal; car la nature et la société de son temps nous apparaissent, par échappées, dans ses peintures à la fois universelles et particulières. Elles reproduisent, avec leurs détails expressifs, les innombrables aspects de la vie physique ou morale, et donnent une âme aux tableaux qu'il revêt d'une immortelle lumière.

C'est ainsi qu'observateur ému par la nouveauté des choses, il tourna tout spectacle en étude, ou plutôt en une contemplation émerveillée, dont il gardait le souvenir ineffaçable jusqu'à l'heure inspiratrice qui fixait définitivement ses impressions. Où le vulgaire reste inattentif, il avait, lui, des surprises d'en

LE POÈTE LE RÊVEUR ET L'OBSERVATEUR.

223 fant qui s'étonne ou s'amuse de ses découvertes, et cela, sans préjugés de fausse noblesse, sans préférences aristocratiques : car il ne dédaignait rien de ce qu'a produit la mère de toute créature. Tous les motifs, les plus humbles en apparence, comme les plus relevés, lui deviennent matière de poésie. Chêne ou brin d'herbe, lion ou grenouille, rois ou manants, palais ou taudis, tout ce qui voit la clarté des cieux, tout ce qui respire, fut au même titre digne de servir de modèle au peintre qui sut allier à la grâce du Corrège le réalisme de Teniers. Rappelons, par exemple, cette peinture de la Nuit :

Par de calmes vapeurs mollement soutenue,
La tête sur son bras, et son bras sur la nue,
Laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas.

La même main, dans la Vieille et les Deux Servantes, écrivit :

Aussitôt notre vieille, encor plus misérable,
S'affublait d'un jupon crasseux et détestable.

Mais cette exactitude ne fut jamais triviale; car elle n'était que simplicité, candeur et bonne foi chez un rêveur auquel pourrait s'appliquer le sens de ce mythe du Phedre de Platon : « On dit que les cigales étaient des hommes avant que les Muses fussent nées. Lorsqu'elles naquirent, et que le chant parut, il y eut des hommes si transportés de plaisir qu'en chantant ils oublièrent de manger et de boire, et moururent sans s'en apercevoir. C'est d'eux que naquit la race des cigales, et elles ont reçu ce don des Muses, de n'avoir plus besoin de nourriture, sitôt qu'elles sont nées, mais de chanter dès ce moment, sans manger ni boire, jusqu'à ce qu'elles meurent. Ensuite elles vont annoncer aux Muses quels hommes ici les honorent. Voilà pourquoi La Fontaine oublia pour la poésie presque tout ce qui fait le devoir ou l'intérêt des autres hommes.

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La nouveauté de sa fable; le drame aux cent actes divers. Telle fut la personne, tel fut le poète. Car chez lui la poésie était moins un talent que sa vie même. Tandis que Cor

neille, Racine et Boileau n'éprouvaient qu'à certaines heures choisies l'action du dieu qui ne les prit pas tout entiers, La Fontaine subit constamment, en toute rencontre, l'intime et irrésistible influence. De là ses faiblesses et sa force ses faiblesses, car il ne s'appartenait plus, et vivait à la merci de tous les entraînements; sa force, car il s'élevait au-dessus de luimême par la vertu secrète qui lui fit sentir, dans l'éclair d'une rapide intuition, toute vérité comme toute beauté. Combien de pensées morales, par exemple, qui, chez lui, ne viennent pas de la réflexion, et qui sont supérieures au ton habituel de sa vie! Il les doit grâce à l'inspiration. Aussi ses vers furent-ils une sorte d'expansion involontaire et incomparable par son ingénuité. Encore aimait-il mieux jouir solitairement de ses rêves que les saisir au passage c'est ce que prouve le tardif éveil de sa verve; car il avait trente-huit ans lorsqu'il se mit en train d'écrire. Mais s'il se plut, ici comme ailleurs, à prendre ses aises, il est certain du moins que ce nonchalant, une fois tenté par la gloire de bien dire, fut aussi soucieux de la perfection qu'il l'était peu de sa fortune et de ses devoirs.

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Pour résumer les mérites si divers du genre qu'il renouvela, et qui — à quelques heureuses trouvailles près qu'on glane chez les premiers trouvères du Roman de Renart, chez Marie de France et chez Marot, sec et ingrat chez les uns, scolastique et diffus chez les autres, avait été jusqu'alors indiqué plutôt qu'exploité par les aphorismes d'Esope, les paraphrases de Phèdre, l'exubérante improvisation du moyen âge, il nous suffira de rappeler ces vers par lesquels il définit son œuvre :

J'oppose quelquefois, par une double image,
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,
Les agneaux aux loups ravissants,
La mouche à la fourmi, faisant de cet ouvrage
Une ample comédie à cent actes divers

Et dont la scène est l'univers.

(Livre V.)

Faire de l'apologue un théâtre où tous les types de la physionomie humaine sont mis en scène dans de petits drames qui amusent la raison, et nous ménagent mille émotions indécises entre le rire et les larmes, voilà donc, chez La Fontaine, la

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