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Racine, à son lit de mort, lui fit cet adieu : « Je regarde comme un bonheur de mourir avant vous ».

L'accuser de sécheresse serait donc calomnier un honnête homme, dont la sensibilité ne fut pas moins ardente à l'éloge des bons ouvrages qu'au blâme des mauvais. Car, lorsqu'il loue, c'est à plein cœur, et d'un vers passionné, sous lequel tressaille l'émotion d'une âme que réjouit le bonheur d'admirer. Voyez alors comme il se déride, et s'épanouit. Quelle chaleur pénétrante! Quel feu de conviction! Y a-t-il un applaudissement plus attendri, plus fraternel que cette épître à Racine (1677), où chaque mot porte, où, par une éloquence dont les beautés ne sont que l'instinct de la justice, il se montre tout à fait digne du haut rang qu'il occupe parmi les maîtres de son siècle, c'est-à-dire arbitre puissamment établi dans un genre où il excelle, n'enviant rien à personne, distribuant la sentence avec une impartiale équité, respecté des uns, craint des autres, et classant ceux mêmes qui sont au-dessus de lui, comme le Caton de l'Élysée Virgilien: His dantem jura Catonem?

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Chronologie de ses satires et de ses épîtres. - Ne pouvant ici le suivre dans toutes les occasions où se déployèrent les mérites que nous venons de signaler, distinguons du moins les principales périodes de sa vie littéraire, et pour les rendre plus nettes, dressons le tableau chronologique de ses satires et de ses épîtres. Leurs dates en effet ne concordent pas avec leurs numéros d'ordre dans les éditions, et cette discordance peut amener des erreurs sur l'histoire de l'esprit et du rôle de leur auteur. Il les faut dater ainsi de 1660 les deux satires I et VI (le Départ du Poète et les Embarras de Paris), qui d'abord n'en faisaient qu'une; de 1663, la satire VII (Sur la satire); de 1664, les satires II et IV (A Molière, la Rime et la Raison; les Folies humaines); de 1665, les satires III et V (le Repas ridicule; la Noblesse); de 1667, les satires VIII et IX (l'Homme; A son esprit); de 1692, la satire X (les Femmes); de 1698, la satire XI (l'Honneur); de 1705, la satire XII (l'Equivoque); - de 1669, les épitres I et II, qui d'abord n'en faisaient qu'une (Au Roi, les Avantages de la Paix; A l'abbé des Roches, les Plaideurs); de 1672 l'épitre IV (Au Roi, le Passage du Rhin); de 1673, l'épitre III (A Ammid. la Fausse Honte); de 1674, l'épitre V (A M. de Guilleragu la

CHRONOLOGIE DES SATIRES ET ÉPITRES.

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Connaissance de soi-même); de 1675, les épîtres VIII et IX (Au Roi, les Délassements pendant la paix; Au marquis de Seignelay, Rien n'est beau que le vrai); de 1677, les épîtres VI et VII (A M. de Lamoignon, les Plaisirs des champs; A Racine, l'Utilité des ennemis); de 1695, les épîtres X, XI et XI (A mes vers; A mon jardinier; A l'abbé Renaudot, l'Amour de Dieu).

Les trois principales époques de sa vie littéraire. 1° La première, qui va de 1660 à 1668, est toute militante. Ces huit années correspondent à la jeunesse d'un poète dont la tête grisonna de bonne heure elles comprennent neuf satires. Les unes (III, IV, V, VI, VIII) se distinguent par la vivacité du badinage, ou l'art de tourner élégamment les plus menus détails en descriptions plaisantes. Boileau s'y montre versificateur habile, exact, scrupuleux et piquant, mais moraliste de second ordre. Les sujets sont petits. C'est du simple bon sens relevé par des portraits. Les quatre autres (I, II, VII, IX), purement critiques, nous font assister à ses combats contre les sots rimeurs. Ce sont les plus intéressantes; car il est là comme à la fête, il s'en donne à cœur joie. C'est en vain que Cotin lui prodigue l'injure et la calomnie, l'appelle le sieur Des Vipéreaux, l'accuse « d'ériger partout des autels à la débauche, par le décri de la raison et de la justice, par la profanation du trône », ces libelles diffamatoires ne désarment pas l'ironie d'un bon sens qui

Appelle un chat un chat, et Rollet un fripon.

Chapelain a beau travailler sournoisement pour faire briser le sceau du privilège accordé au « satirique effréné », Boileau, qui ne prétend à aucune pension, n'en est pas moins impitoyable à chasser les intrus du Parnasse, et à donner, dans la neuvième satire, le coup de grâce à ses ennemis impuissants. Ce fut aussi vers le même temps qu'il se moqua des héros de roman, dans un dialogue où il fustigeait le Cyrus et la Clélie de Mlle de Scudéry; mais, pour ne point chagriner cette brave fille » qui, « après tout, avait encore plus d'honneur que d'esprit», il attendit sa mort avant de livrer à l'impression une parodie dont l'à-propos divertissait les compagnies.

2o La seconde époque, qui s'étend de 1669 à 1677, est celle de

sa maturité. Maître du champ de bataille, fort de son crédit à la cour et des suffrages publics, il s'apaise de plus en plus. Sa réputation même l'oblige à des ménagements. Apprécié du roi, qui le nomme son historiographe, il épargne des vaincus, et songe à profiter de sa victoire pour donner des lois à la poésie rentrée enfin dans le devoir. C'est alors que, sous la dictée d'Horace, dont il n'a pas la grâce et l'abandon, il promulgue son Art poétique (1674), non sans récréer ses loisirs par les quatre premiers chants du Lutrin (1672-1674). Ce changement de ton est sensible dans ses épîtres, où il dit en propres termes :

Aujourd'hui, vieux lion, je suis doux et traitable;

Je ne sens plus l'aigreur de ma bile première
Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière.

(Épître V.)

Si le démon le tenté encore, ce n'est que par furtive reprise et comme à son insu. Ses hyperboles contre les femmes (Satire X) ne prouvent-elles pas, avec une certaine incompétence, qu'il a perdu l'habitude de la satire, et n'y est plus à son aise? A cette diatribe on préférera donc l'Épitre à Lamoignon, qui témoigne d'une imagination presque souriante, d'une sérénité philosophique et capable de délicieux passe-temps. Cette veine de gaîté rassise se joue aussi en toute liberté dans l'épopée comique où l'esprit des fabliaux et du Roman de la Rose taquine sans méchanceté les gens d'église, et tourne encore l'amusement en leçon littéraire. Il est en effet visible qu'il veut ici protester contre la manie du burlesque; car, au lieu de dégrader les grands sujets, il rehausse une humble matière, et transforme en héros de minces personnages. Tout en rendant justice à l'adresse du poète, M. D. Nisard regrette qu'il y ait disproportion entre la richesse de son art et la pauvreté de sa matière, « qu'un esprit si viril s'épuise à peindre un lutrin, à allumer poétiquement une chandelle, à parodier les plaintes de Didon dans le discours d'une perruquière délaissée, et les paroles d'or de Nestor dans la harangue de la Discorde aux amis du trésorier; à décrire un combat à coups d'in-folio arrachés à la boutique de Barbin ». Vraiment ces scrupules ne font-ils pas voir un peu trop de délicatesse? Ne chicanons pas notre plaisir quand il est de cette qualité.

LES TROIS ÉPOQUES DE SA VIE LITTÉRAIRE.

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3o La troisième phase, celle du déclin, va de 1677 à 1711. Elle a ses lueurs encore, puisqu'elle nous vaut deux chants du Lutrin. Mais il est manifeste que l'haleine commence à devenir courte. Ne parlons donc pas de l'Ode à Namur, ni des ingrates satires sur l'Équivoque et l'Amour de Dieu : car ce sont les derniers soupirs d'une muse désormais trop janséniste, que gagne aussi cette extinction de voix pour laquelle Boileau, valétudinaire et quinteux, allait prendre les eaux de Bourbon, pendant l'été de 1687. Les sources commençant à se tarir pour sa verve désenchantée, l'aigreur et les jeux de mots remplacent ces irrésistibles saillies qui emportaient la pièce. Bref, il ne sut pas prendre à temps sa retraite. Reçu tardivement à l'Académie française où nous avons vu que La Fontaine avait été son concurrent préféré, et où le retard du consentement du roi pour ce dernier permit aux deux amis d'entrer ensemble, en 1683, à quarante-sept ans (car son âpreté lui avait fait bien des ennemis); attristé par la perte de Racine, il fut encore assombri par des infirmités douloureuses, une sorte de disgrâce de cour, le deuil des désastres publics, et le sentiment exagéré d'une décadence prochaine. Il désespérait de l'avenir, et sa vieillesse chagrine croyait trop à la fin du monde. Puis de nouveaux écrivains, les Boyer et les Pradon, par un effet de mirage, étaient en train, dit-il lui-même, de lui paraître des soleils. A ceux qui s'informaient de sa santé, il répondait par ce vers de Malherbe :

-

Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages.

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Ce fut donc sous l'impression des plus amers pressentiments qu'il mourut d'une hydropisie de poitrine, le 13 mars 1711, entre les bras du chanoine Lenoir, son confesseur, chez lequel il demeurait, au cloître Notre-Dame, depuis qu'atteint de surdité, il avait vendu la chère maison d'Auteuil, où quatorze ans durant s'étaient gaîment rencontrés ses illustres amis il avait soixante-quinze ans. On l'enterra sans pompe, suivant son désir, dans la Sainte-Chapelle, au-dessous de la place occupée par le Lutrin qu'il avait rendu si fameux. Exhumés en 1800, ses restes furent transportés, le 14 juillet 1819, dans l'église SaintGermain-des-Prés, où ils reposent encore.

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Les devanciers de Boileau. Toutes les grandes époques littéraires ont eu leur Poétique, c'est-à-dire ont formulé ces principes de goût qui sont l'instinct ou la conscience de l'inspiration naturelle. C'est ainsi que, dans les siècles de Périclès, d'Auguste, de Léon X et de Louis XIV, les principaux genres entre lesquels se partage la poésie eurent pour législateurs Aristote; Horace; Vida et Scaliger; Boileau. Sans examiner de près ces œuvres didactiques, indiquons cependant les traits qui les distinguent car ce rapide aperçu permettra d'apprécier à sa valeur le maître qui, venu le dernier, sut rester original, tout en rivalisant avec les devanciers dont il recueillit l'héritage.

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Aristote et sa poétique. Pour l'exact et profond génie d'Aristote, la poésie ne fut pas seulement, comme pour Platon, l'essor d'une âme possédée par un enthousiasme divin, bien que le talent poétique exige un heureux naturel », ou « un esprit en délire » (ch. xvII), mais un objet de science dont il définit les caractères, et décomposa les éléments avec la précision d'un naturaliste et d'un logicien qui, les yeux fixés sur les modèles grecs, les seuls offerts à son observation, voulut classer les faits, en dégager les lois, et démêler, sous la variété des circonstances accidentelles, l'essence des choses ou la constitution même de l'esprit humain. Philosophe avant tout, il réduisit donc en une métaphysique la connaissance expérimentale d'une littérature privilégiée qui se prêtait merveilleusement à son dessein; car tous les genres que vit fleurir la Grèce, et dont elle nous a transmis les exemplaires, s'épanouirent, par une sorte de génération spontanée, comme des plantes nées du sol même, sous un ciel clément, et en leur saison propice. Dans la réalité vivante à laquelle Aristote appliqua si sûrement sa puissante analyse, il y avait donc une telle perfection qu'il put presque se passer de tout autre idéal, et ramener la poésie à n'être que

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