Images de page
PDF
ePub

incapables de consistance, se sont écoulées de toutes parts, et n'ont fait voir que d'effroyables précipices». Mais si, « tombant de ruine en ruine », et divisés en mille sectes, les peuples en sont venus à conspirer ensemble contre le trône, c'est qu'« un homme s'est rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu'habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu'il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance; au reste, si vigilant et si prêt à tout qu'il n'a jamais manqué les occasions qu'elles lui a présentées; enfin un de ces esprits remuants et audacieux qui semblent nés pour changer le monde ».

Tel est ce portrait fameux par son mouvement rapide, sa verve, sa concision et son énergie. Remarquons-y surtout l'impartialité d'un prélat jugeant sans colère, et même avec une involontaire admiration, ce personnage dont le deuil fut porté par toutes les cours de l'Europe, et qui, dans les traités, signait au-dessus de Louis XIV. Le peintre de Cromwell est ici supérieur à Salluste, disons mieux, égal à ce Tacite,« le plus grand peintre de l'antiquité », au témoignage de Racine. Pour trouver son égal chez les modernes, il faudrait le comparer à luimême, et relire l'esquisse vigoureuse qu'il consacre au cardinal de Retz, dans l'Oraison de Le Tellier.

Mais ces touches hardies vont s'attendrir, lorsqu'en face de ces victoires « dont la vertu était indignée », associant le sublime au familier, il raconte « ce que la grande Henriette a entrepris pour le salut du royaume, ses voyages, ses négociations, ses traités, tout ce que sa prudence et son courage opposaient à la fortune de l'État, enfin la constance par laquelle, n'ayant pu vaincre la violence de sa destinée, elle en a si noblement soutenu l'effort ». Ne se met-elle pas en mer, au mois de février, « malgré l'hiver et les tempêtes », pour engager les États dans les intérêts du roi? Assaillie dix mois après par les vents furieux, << tandis que les matelots sont alarmés jusqu'à en perdre l'esprit », elle, « toujours intrépide autant que les vagues étaient émues, rassurait tout le monde par sa fermeté...; elle disait, avec un air de sérénité, que les Reines ne se noyaient

ORAISON FUNÈBRE D'HENRIETTE DE FRANCE. 381

[ocr errors]

pas ». « Après s'être sauvée des flots, cent canons tonnent sur elle, à son arrivée »; on lui amène l'auteur d'un si noir attentat, Batters, l'amiral parlementaire, et elle lui pardonne, « le livrant, pour tout supplice, à la honte d'avoir entrepris sur la vie d'une princesse si bonne et si généreuse ».

C'est ainsi qu'à des épisodes dignes d'une épopée, Bossuet mêle jusqu'à des anecdotes dont la grâce naïve tempère le deuil de scènes poignantes. Telle est cette imprudence d'une enfant, de la jeune Henriette, qui, née en la puissance des ennemis de sa maison, et arrachée par miracle, sous un déguisement, aux mains des rebelles, s'obstine à dire « qu'elle est Princesse », et se découvre par une fierté candide « qui sent sa grandeur ». Ces transes, elles semblent rappelées ici par un témoin, par un acteur qui a suivi la reine parmi tous ses périls, qui a souffert de toutes ses humiliations jusqu'au jour où « elle fut contrainte de paraître au monde, et d'étaler au Louvre, où elle était née avec tant de gloire, toute l'étendue de sa misère ».

Les secours qu'elle fut alors contrainte de solliciter, « Anne d'un si grand cœur » ne put les offrir. Le cardinal de Retz ne nous apprend-il pas que la petite fille d'Henri IV en était réduite « à manquer d'un fagot, pour se lever au mois de janvier, dans le Louvre, sous les yeux d'une cour de France »? Voilà ce que Bossuet voile noblement sous sa pitié respectueuse pour une femme et une mère « digne d'une meilleure fortune, si les fortunes de la terre étaient quelque chose ». Or, tandis que la reine languissait dans cette détresse, Charles Ier mourait sur l'échafaud, comme le laisse entendre l'euphémisme de cette plainte: « Non, messieurs, Jérémie lui-même qui semble être capable d'égaler les lamentations aux calamités, ne suffirait pas à de tels regrets... Elle s'écrie avec le prophète : Laissez-moi, je pleure amèrement; n'entreprenez pas de me consoler; l'épée a frappé au dehors; mais je sens en moi-même une mort semblable. »

Péroraison.

[ocr errors]

Puis, détournant nos yeux d'un si cruel spectacle, Bossuet les arrête sur la royale douleur de cette veuve qui s'ensevelit dans la retraite claustrale où elle remercie humblement Dieu « de deux grâces, l'une de l'avoir faite chrétienne, l'autre, messieurs, qu'attendez-vous? peut-être d'avoir rétabli les affaires du roi son fils? Non,... c'est de l'avoir faite

reine malheureuse: » Tel est le motif religieux qui termine ce discours. Cet asile où elle trouve enfin la paix, après tant de traverses, Henriette ne le quittera plus, même quand Dieu < prendra son fils comme par la main pour le conduire à son trône » : car, préférant la Croix à une couronne, « elle avait appris par ses malheurs à ne changer pas, dans un si grand changement de son état ». Elle mourra donc saintement, loin des hommes et de leurs discours. « Ses disgrâces auront fait ses félicités. »

Cette péroraison, qui contraste avec la splendeur de l'exorde, nous touche par son accent de mélancolie. L'éclat du style s'y éteint doucement, comme la vie même d'Henriette de France. Après avoir ému les âmes par de tragiques infortunes, Bossuet les repose dans la douceur d'une religieuse espérance.

ORAISON FUNÈBRE

D'HENRIETTE-ANNE D'ANGLETERRE, DUCHESSE D'ORLÉANS

(1670).

I.

FAITS HISTORIQUES.

Son enfance tragique. Henriette-Anne d'Angleterre naquit en 1644, au plus fort de la guerre civile, à Exeter, où sa mère proscrite s'était réfugiée et dut, quinze jours après, pour fuir en France, la laisser aux soins de la comtesse Morton. Elle avait deux ans lorsqu'elle put échapper à cette captivité, grâce au dévoûment de sa gouvernante qui fut réduite à la déguiser en petit garçon, sous le nom d'Henri, pour détourner les soupçons des Parlementaires. Conduite en France, elle y grandit au milieu des larmes, dans le couvent de la Visitation, fondé par sa mère, qui l'éleva, loin de la cour, parmi les pratiques d'une austère dévotion. Les jours de fête, elle servait les religieuses au réfectoire, pour s'exercer à l'humilité d'une vie obscure.

ORAISON FUNÈBRE D'HENRIETTE D'ANGLETERRE.

383

Quand se fit sentir en France le contre-coup d'une révolution terminée par un régicide et l'avènement de Cromwell, les troubles de la Fronde inquiétèrent en sa pieuse retraite la veuve de Charles Ier, et le Louvre devint alors son asile. Mais, dans ce palais où elle était née, telle fut sa détresse qu'en plein hiver la petite-fille d'Henri IV garda plus d'une fois le lit, faute de feu. La pension servie par le cardinal n'étant pas payée depuis dix mois, les marchands, dit Retz, ne voulaient plus rien fournir, et il n'y avait pas un morceau de bois dans la maison ».

Restauration des Stuarts. Bientôt, le trône des Stuarts s'étant relevé comme par miracle (1660), la sœur de Charles II put enfin prétendre à une alliance digne de sa naissance et de sa beauté. « Quoiqu'elle ne fût pas bien faite, dit Mme de Motteville, ses manières et ses agréments la rendaient toute aimable. Elle avait le teint fort délicat, et fort blanc. Il était mêlé d'un incarnat naturel, comparable à la rose et au jasmin. Ses yeux avaient de la douceur et de l'éclat. Sa bouche était vermeille, et ses dents fines autant qu'on le pouvait souhaiter; mais son visage trop long et sa maigreur semblaient menacer sa beauté d'une prompte fin. Comme il y avait en elle de quoi se faire aimer, on pouvait croire qu'elle y devait aisément réussir, et qu'elle ne serait pas fâchée de plaire. »

En effet, dans le voyage qu'elle fit à Londres, avec sa mère, vers les débuts de la Restauration, elle enchanta tous les cœurs; et, au retour, cette princesse si touchante », comme dit Choisy, fut l'objet de flatteurs empressements. Elle faillit même devenir reine de France; car Anne d'Autriche songeait à l'unir à Louis XIV. Mais l'idée ne sourit pas au jeune souverain, qui, sans doute par des considérations politiques, dut préférer la main de Marie-Thérèse. Aussi Henriette se résigna-t-elle au second rang, et, le 31 mars 1661, elle épousait Philippe, duc d'Orléans.

Séductions de son esprit; sa grâce. A défaut de couronne, elle régna, comme dit Mme de Motteville, sur les honnêtes gens par les charmes de sa personne », et inaugura cette saison première qu'on pourrait appeler le printemps du siècle de Louis XIV. Elle donna le ton à cette jeune cour où la modestie de la reine lui laissait l'honneur périlleux de présider

à tous les divertissements. Aux promenades, aux tournois, aux ballets, à la comédie, en ces mille occasions brillantes où étaient conviés l'esprit et la grâce, Madame vit en effet se presser autour d'elle tous les hommages, surtout ceux du Roi qui paraissait n'avoir de plaisir, au témoignage de Daniel de Cosnac, que par celui qu'elle goûtait elle-même » : car il s'était bientôt aperçu qu'« il avait été injuste, en ne la trouvant pas la plus belle du monde ». Sans insister sur cette période d'enivrement, disons pourtant que d'indignes libelles imprimés en Hollande noircirent la réputation de celle qui, à l'article de la mort, pouvait dire à son mari : « Je n'ai jamais manqué à mes devoirs ». Il lui fallut même dépêcher à la Haye un ami tout dévoué qui réussit à obtenir des États la confiscation de ces feuilles diffamatoires. Or elle n'avait eu que le tort de se jouer parmi les pièges dont ne se défia pas assez son imprudence innocente.

Ce fut ainsi qu'elle embellit les préludes d'un règne glorieux. Après elle on verra plus de grandeur, mais moins de distinction. Si elle eut ses faiblesses, elle aima l'esprit, l'allait chercher, le réveillait chez les vieux poètes, et l'encourageait chez les jeunes car elle inspira Bérénice à Corneille et à Racine. Andromaque la fit pleurer; après la chute de Fouquet, elle nomma La Fontaine gentilhomme de sa maison; et, plus sérieuse que ne devait être par la suite la duchesse de Bourgogne, elle sut toujours mêler à ses agréments le solide ou le judicieux. Croyons-en cette esquisse, digne d'illustrer comme un frontispice l'oraison funèbre de Bossuet. Elle est aussi d'un prélat, Daniel de Cosnac, évêque de Valence, qui écrivit au lendemain de sa mort : « Madame avait du bon sens, l'âme grande et juste, éclairée sur tout ce qu'il fallait faire, mais quelquefois ne le faisant pas, ou par indolence naturelle, ou par une certaine hauteur qui se ressentait de son origine. On trouvait en sa conversation une douceur infinie, non qu'elle eût moins de majesté que les autres personnes royales; mais elle en savait user d'une manière plus facile; on eût dit qu'elle s'appropriait tous les cœurs. »

Ses amertumes; influence de Bossuet. Ajoutons que ses triomphes eurent leurs amertumes. Car il y eut plus d'un

« PrécédentContinuer »