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QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODernes. 445

yeux, ce serait donc « reprocher à MM. Mignard et Rigaud la ressemblance de leurs portraits »..

Puis, partant de là pour s'abandonner aux rêves d'une imagination riante, le législateur de Salente oppose l'aimable simplicité du monde naissant à notre « luxe ruineux qui est la perte et l'opprobre de la nation ». Qui ne voudrait être, s'écrie-t-il, le vieillard d'OEbalie, ou habiter les jardins d'Alcinoüs? Les occupations de Nausicaa ne sont-elles pas « plus estimables que le jeu et les intrigues des femmes de notre temps? Et l'on ose mépriser Homère, pour n'avoir pas peint par avance ces mœurs monstrueuses, pendant que le monde était encore assez heureux pour les ignorer! »

En éludant ainsi la question littéraire pour dévier vers la morale, il se dispense de formuler un arrêt embarrassant; mais ses prédilections n'en éclatent pas moins là encore, ne fût-ce que dans l'espèce d'apologue» où il compare les caprices, la barbarie et les « vains raffinements » de l'architecture gothique à la simplicité de ces édifices grecs, « où toutes les pièces nécessaires se tournent en grâce par leurs proportions». Observons au passage que la façade du Louvre, construite dans le style prétendu grec, était l'œuvre du frère de Perrault, l'adversaire des Anciens, qui en avait même eu la première idée. Ici donc, Fénelon flatte toute la famille.

Voilà son dernier mot; mais à peine l'a-t-il laissé deviner, qu'il se rétracte, ou du moins se récuse ainsi : « Je n'ai garde de vouloir juger, en parlant de la sorte ». Au moment de conclure, il s'évade donc par cette porte dérobée : « Je croirais m'égarer au delà de mes bornes, si je me mêlais de décerner le prix »; et une citation latine favorise sa retraite :

Non nostrum inter vos tantas componere lites;
Et vitula tu dignus, et hic....

(Il ne m'appartient pas de trancher entre vous tel procès : Tu es digne de la génisse, et toi aussi.)

Ces deux vers bucoliques de Virgile, qui partagent la couronne, résument bien ce dernier chapitre, mais non l'ouvrage tout entier. Dans cet art de pondérer les arguments il y a plus

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de politesse que de conviction. Pour expliquer toute cette diplo matie, il faut se rappeler que, dans le courant de l'année précédente, le traducteur de l'Iliade, l'académicien La Motte, venait d'échanger avec Fénelon une série de lettres relatives aux Anciens. Très obséquieuse d'un côté, très complimenteuse de l'autre, mais non sans des restrictions polies que la vanité du poète ne voulut pas comprendre, cette correspondance imposait à un confrère l'apparente neutralité de Philinte. Pris pour confident, il se crut donc obligé par ces relations à garder jusqu'à la fin l'attitude d'un témoin désintéressé plus que d'un juge. L'aménité de son caractère relâchant la fermeté de son esprit, il s'avança entre les deux camps selon la jolie et ironique remarque d'Hippolyte Rigault, l'Homère de cette fameuse querelle, une branche d'olivier dans la main. Oui, sa devise fut un peu celle de Sosie: Ami de tout le monde ; et il perdit en autorité ce qu'il gagnait en séduction. Mais nous ne serons pas aussi naïfs que La Motte, qui, dans ces ménagements, vit un assentiment, et nous conclurons qu'en dépit des contradictions qui proviennent d'une tolérance courtoise et d'une situation gênante, Fénelon n'en est pas moins, comme nous l'avons dit et maintes fois constaté, le champion de l'antiquité. La vérité sur la querelle des Anciens et des Modernes est partout dans la Lettre à l'Académie, mais, comme dit M. Despois, il faut l'en tirer.

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LA BRUYÈRE

(1645-1696)

PORTRAIT BIOGRAPHIQUE

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Débuts pénibles et obscurs. Il est désormais établi que Jean de la Bruyère, fils d'un contrôleur des rentes et d'Élisabeth Hamonin, fut baptisé, le 17 août 1645, dans l'église de SaintChristophe, en la Cité. Il était né probablement la veille. Il faut donc restituer à Paris l'honneur attribué longtemps à Dourdan, ou à quelque village voisin. Il appartenait à une famille d'anciens ligueurs, et il paraît qu'il fut élevé à la congrégation de l'Oratoire; mais, tout en passant par les écoles, il dut connaître de près la campagne et la province, comme l'atteste d'un côté sa sympathie compatissante pour les misères du paysan, de l'autre sa description de la « petite ville » dont la physionomie est si expressive. Il étudia le droit, et eut le titre d'avocat au Parlement; mais, abandonnant le barreau à vingthuit ans, il acheta, le 23 décembre 1673, l'office de trésorier des finances dans la généralité (circonscription financière) de Caen, sans être assujetti à la résidence: car les honoraires d'une charge qui lui rapportait deux mille trois cent quarantehuit livres, lui permirent de vivre à Paris dans une studieuse indépendance qui convenait à ses goûts. Il ne résigna cette sinécure qu'en 1687, et attendit cette époque pour exercer sa malignité contre les gens de finance. On conjecture qu'il essuya des revers de fortune vers l'époque où un contemporain, un de ses détracteurs, Bonaventure d'Argonne, le représente habitant << une chambre proche du ciel, séparée en deux par une légère tapis

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serie que le vent soulevait», à l'arrivée des visiteurs ouvrant la porte de cette mansarde. Toujours est-il du moins si l'on en juge par certains accents du chapitre sur le mérite personnel qu'il n'ignora pas l'horrible peine de se faire jour. Ce fut sans doute alors que, sacrifiant sa chère liberté, il consentit, en 1680, sur la recommandation de Bossuet, à entrer dans la maison du grand duc de Condé, pour y enseigner l'histoire à son petit-fils, le duc de Bourbon, élève peu digne d'un tel maître, mais intelligent, et qui conserva toute sa vie, dit Saint-Simon, les restes d'une excellente éducation ».

livre.

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L'événement qui décide de son génie. Occasion de son Cet emploi fut pour sa destinée un événement décisif : « Qu'aurait-il été, se demande Sainte-Beuve, sans ce jour inattendu qui lui fut ouvert sur le grand monde, sans cette place de coin qu'il occupa dans une première loge au spectacle de la vie humaine et de la haute comédie de son temps? Il eût été comme un chasseur à qui manque le gros gibier, et qui en est réduit à se contenter d'un pauvre lièvre rencontré en plaine. » Au peintre, il faut en effet des modèles; or dans cette cour princière, dont les fêtes rivalisaient avec Versailles, il put observer à loisir la fleur des originaux les plus huppés, toute une collection qui vint, sans le savoir, s'offrir d'elle-même à ses pinceaux. Un habile aurait pu profiter de cette situation pour des visées ambitieuses, tenter un rôle, et servir sa fortune, comme Chaulieu chez les Vendôme; Malézieux, à Sceaux, chez la princesse du Maine; ou Gourville, cet ancien laquais, devenu successivement la créature de Colbert, le factotum de Condé, qui eut l'honneur insigne de faire la partie du roi, et celui plus durable de nous laisser des mémoires supérieurement écrits. Mais La Bruyère, vrai philosophe d'une âme fière et d'un cœur élevé, ne voulut être que témoin, que moraliste, pour son plaisir et celui du public. C'était retrouver l'indépendance.

A l'attrait d'une curiosité qui éveilla sa vocation s'ajoutait pour lui l'avantage de la sécurité : car un talent qui allait s'essayer en un sujet plein de périls avait besoin de se sentir protégé par un asile inexpugnable aux inimitiés du dehors.

Outre qu'un tel patronage le mit à couvert, le plus vif des

SES DÉBUTS: GENÈSE DES CARACTÈRES.

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encouragements l'animait au jeu; car, si les Condé avaient bien des travers et des vices, leurs ennemis mêmes ne leur refu saient pas le goût de l'esprit et, avec la méchanceté, le don de fine raillerie. Chantilly, qui passait pour être l'écueil des mauvais livres, mérita donc de voir naître un chef-d'œuvre de sagacité malicieuse; et l'audacieux put oser impunément, sous le regard de juges délicats, dont la verve provoquait la sienne.

Grâce à toutes ces influences qui secondèrent l'irrésistible instinct de l'artiste, l'idée de son ouvrage dut germer, pour ainsi dire, spontanément. Il se fit, en quelque sorte, tout seul, au jour le jour, sous le coup d'impressions toutes récentes. Ce fut, dans l'origine, comme un album de croquis enlevés d'après nature. Aussi ne saurait-on, quoi qu'en dise M. Cousin, rattacher directement le genre où La Bruyère excelle à ces portraits dont la mode avait régné trente ans auparavant, dans certains salons du XVIIe siècle, tels que les Divers Portraits publiés en 1659 par la Grande Mademoiselle, en collaboration avec Segrais car ces fadeurs, insipides et justement oubliées, n'ont rien de commun avec l'œuvre d'un ingénieux inventeur dont les seuls devanciers furent La Rochefoucauld et Pascal parmi les modernes pour les maximes et pensées, Bourdaloue peut-être, pour les portraits, et en tout cas Théophraste chez les anciens pour les uns et les autres. On peut du moins remarquer que ces deux courants de la mode, les portraits et les maximes, eurent leur confluent dans l'œuvre très originale de La Bruyère.

Les éditions des Caractères. La première édition des Caractères, qui parut en 1688, sans nom d'auteur, eut pour titre les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les caractères ou les mœurs de ce siècle. L'auteur semblait faire simplement les honneurs de son modèle, et ne glissait qu'à la suite les essais anonymes auxquels il n'avait pas l'air de tenir. Ce fut discrétion et prudence. Dans un temps où les classiques de Rome et d'Athènes étaient, pour une bonne part la meilleure des lettres, aussi inviolables que les Pères de l'Église pour les théologiens, il crut sage d'abriter sous ce bouclier la liberté de ses satires. En se faisant petit, il se faufilait sans qu'on y prît garde, ou plutôt entrait dans la place, comme Ulysse à Troie, par une ruse de guerre. Il obtenait ainsi le principal : le cadre ÉTUDES LITTÉRAIRES.

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I.

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