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L'HOMME SENSIBILITÉ LATENTE; FIERTÉ.
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455 son livre comme une blessure secrète. Quelles sont donc les sources de l'humeur chagrine qui le fit satirique? Serait-ce la souffrance de ces débuts lents et difficiles qu'il lui fallut traverser avant l'heure où, longtemps obscur, il passa subitement à la pleine lumière? Oui, La Bruyère eut le droit de dire: << Personne presque ne s'avise par lui-même du mérite des autres ; et il est manifeste qu'il garde rancune aux indifférents ou aux maladroits qui ne l'ont ni apprécié, ni deviné. Pauvre, pensionné par un Grand commensal d'une Altesse, sans nom, sans crédit, simple précepteur et homme de lettres, dans un monde qui considérait peu l'esprit, et traitait en somme les écrivains avec une hauteur humiliante, il dut sentir plus d'une fois la gêne de cette condition subalterne; et les témoignages en éclatent de toutes parts. Écoutez: « Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philinte a du mérite, de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l'atta chement pour son maitre, et il ne plaît pas, il n'est pas consi déré. Expliquez-vous. Est-ce Philinte ou le Grand que vous condamnez? » « Il est savant, dit un politique, il est donc incapable d'affaires. Je ne lui confierais pas l'état de ma garderobe, et il a raison. Ossat, Ximenès, Richelieu étaient savants. Étaient-ils habiles? Ont-ils passé pour de bons ministres! » — « Il sait le grec, continue l'homme d'État; c'est un grimaud, c'est un philosophe. » Les Bignon, les Lamoignon étaient de purs grimauds. Qui peut en douter? Ils savaient le grec!» → A ce ton de sarcasme douloureux amère contre-partie de l'accueil fait à Vadius chez les Femmes savantes, qui ne reconnaît une rancune? Si vous en doutez, lisez encore cette plainte : « Chrysante, homme opulent et impertinent, ne peut pas être vu aveç Eugène, homme de mérite, mais pauvre. Il croirait en être déshonoré. Eugène est pour Chrysante dans les mêmes dispositions; ils ne courent pas risquc de se heurter. » Dans ce dédain rendu au centuple, n'y a-t-il pas une revanche contre les insolences du privilège, de la naissance et de la fortune, contre ces orgueilleux qui, pour avoir titre ou équipage, toisaient de haut le talent perdu dans l'ombre, mais ayant conscience de sa valeur? Certaines saillies nous autoriseraient même à croire que, témoin de la comédie jouée par les élus de la faveur, il fut

peut-être tenté de s'écrier un jour : « Pourquoi donc n'entreraisje pas en scène, aussi moi? » N'a-t-il pas maintes fois raillé les gens à courte vue qui s'imaginent qu'un talent en exclut un autre? Mais, toute réflexion faite, il s'abstint, et finit par se dire, comme Montesquieu : Le mérite console de tout.

N'exagérons donc pas l'âpreté de ses griefs. Ils n'allèrent jamais jusqu'à la noire misanthropie de Rousseau. C'était à Jean-Jacques qu'était réservé le périlleux honneur de représenter l'esprit plébéien dans la haute littérature. Sans doute, La Bruyère sent et exprime vivement ce qu'il y a de contraire à la justice dans un ordre social où il n'est pas à son rang. Il lui arrive même d'écrire « Le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme. Celui-ci a un bon fond et n'a point de dehors; ceux-là n'ont que des dehors et une simple superficie. Faut-il opter? je ne balance pas, je veux être peuple. » Mais ces échappées, qui devancent les temps où l'oppression produira la révolte, ne l'empêchent pas d'appartenir à son siècle par la foi monarchique et religieuse. Tandis que son goût le porte à la censure, son habitude l'incline au respect de la hiérarchie à laquelle il obéit par devoir. Les inégalités qui choquent l'instinct de sa raison ne l'aigrissent donc pas jusqu'à en faire un réformateur, un utopiste, un révolté. L'ami de Bossuet reste sujet docile, et chrétien sincère. Certes il s'attendrit avec une sorte de colère poignante sur la condition du laboureur : << On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée; et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent, la nuit, dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer, de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé ». Mais cet accès d'âpre indignation ne va pas au delà de cette protestation éloquente, et il ignora toujours cette jalousie et cette haine vindicative qui, dans l'âge suivant, seront le poison d'une philanthropie un peu trop déclamatoire.

LE MORALISTE ET SES CONTEMPORAINS.

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II. LE MORALISTE.

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Misanthropie du satirique. Pourtant ne demandons pas une philosophie sereine à celui qui a dit : « Il faut rire avant d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri ». Non; il aura des émotions extrêmes, de la véhémence, de l'ironie, un pessimisme qui en veut à l'espèce humaine et à son temps. En un mot, il est satirique.

N'oublions pas, en effet, que La Bruyère intitula son livre les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Ce titre seul nous avertit que des portraits sont là, si ressemblants que l'histoire contemporaine en est souvent l'indispensable commentaire. Par exemple, quand il écrit : « Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et la félicité des saints», ne vous hâtez pas de traiter cette phrase d'hyperbole. Le maréchal de Villeroy ne s'écriait-il pas : « Le roi me traite avec une bonté qui me rappelle à la vie; je commence à voir les cieux ouverts;'il m'a accordé une audience »? Le duc › de Richelieu allait encore plus loin lorsqu'il disait : « Je prie le roi à genoux qu'il me permette d'aller lui faire quelquefois ma cour; car j'aime autant mourir que d'être deux mois sans le voir ». Saint-Simon, Dangeau, Mme de Sévigné, Bussy-Rabu: tin sont donc autant d'autorités qui garantissent la parole du moraliste choisissant pour principal observatoire cet étroit espace qui s'appelle la Cour, ce point du globe qu'il place « à quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons ».

Seulement, ce

A-t-il fait des portraits contemporains? peintre fidèle ne nomme pas ses victimes, comme fit Boileau. Il laisse au public le plaisir de les reconnaître; car il le sait assez habile pour que les noms viennent s'inscrire d'eux-mêmes au bas du portrait. C'est ce qu'indiquent ses protestations contre les clefs qui prétendaient révéler les sous-entendus de sa discrétion redoutable : « Si j'avais voulu mettre les vrais noms à ces peintures, je me serais épargné, dit-il, le travail d'em

prunter des noms à l'histoire ancienne, d'employer des lettres. initiales qui n'ont qu'une signification vaine et incertaine, de trouver enfin mille tours et mille faux-fuyants pour dépayser ceux qui me lisent, et les dégoûter des applications. Se justifier ainsi, c'est avouer ce que l'on nie; et la preuve en est que, malgré leurs contradictions de détail, ces clefs diverses se rencontrent souvent sur les personnages les plus connus de la cour et de la ville. Sans accepter toutes ces conjectures, et en les réduisant au certain ou au probable, on ne saurait donc contester que La Bruyère ranime sous nos yeux tous les originaux d'une société disparue.

Mais, comme il n'en résulte pour nous qu'un intérêt historique, cette exactitude n'est pas aujourd'hui ce qui importe le plus; et il ne serait point un maître si, sous ces costumes d'autrefois, il n'avait aussi représenté l'homme lui-même, en des types permanents qui, depuis, n'ont pas cessé de vivre parmi nous, et près de nous. Il nous apprend donc à nous mieux connaître.

Il est moraliste littérateur. A ce titre, il compte dans l'élite de nos moralistes, mais il s'en distingue par des traits personnels. Il ne fut pas, en effet, comme Pascal, La Rochefoucauld et Vauvenargues, de ceux qui veulent ou peuvent remonter aux principes des sentiments primitifs par lesquels s'explique le secret de notre nature. Ils sont rares chez lui ces mots qui éclairent les profondeurs de l'âme, ou montrent les ressorts habituels de nos actions. Peu faite pour les vues d'ensemble, sa curiosité n'ouvre pas de voies nouvelles, mais s'applique de préférence aux formes individuelles de la passion, aux cas particuliers d'humeur et de caractère, à leurs combinaisons, à leurs effets, et aux variétés produites dans les mœurs par les différences d'état ou de profession. Son esprit d'observation s'exerce donc avec entrain sur les vérités de détail; il a l'intuition de la réalité vive, il est physionomiste : c'est par le dehors qu'il atteint l'être moral, et dans l'accidentel qu'il surprend le définitif. En cela, il est incomparable; et, si d'autres le surpassent par la puissance ou l'autorité de la doctrine, nul n'a le sens plus fin, plus délié, nous ajouterons plus raisonnable : car ce chrétien sans raideur, et ce philosophe sans morgue,

L'ARTISTE ET L'ÉCRIVAIN.

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n'est ni voluptueusement égoïste comme Montaigne, ni paradoxal comme La Rochefoucauld, ni farouche comme Pascal. Sa vertu ne fait peur à personne. Il est même, avant tout, désireux de nous plaire, et l'on pourrait l'appeler le premier des moralistes. littérateurs.

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Le plan et l'ordonnance du livre. Puisque l'art est une de ses préoccupations les plus vives, examinons maintenant les ressources de l'écrivain. Nos remarques porteront sur la composition et le style.

On a souvent dit avec Boileau que La Bruyère, par l'économie de son livre, s'était dérobé à la difficulté des transitions. Mais nous ne devons point le lui reprocher; car, la monotonie étant l'écueil du genre, il visait surtout aux surprises qui nous sollicitent, et nous tiennent sans cesse en arrêt. Tantôt il a des maximes frappées au coin de La Rochefoucauld; tantôt c'est un portrait qui s'anime; ailleurs il entre lui-même en scène par des exclamations ou des apostrophes directes; parfois il cède la parole au personnage; plus loin, il use du dialogue ou de la narration; bref, ce sont partout et toujours les jeux de l'imprévu.

Cependant, s'il évita tout ce qui pouvait donner à son recueil l'air d'un traité, les éléments de cette œuvre n'en sont pas moins disposés dans un ordre qui n'est point pur caprice, et dont il convient d'indiquer les principales lignes. N'a-t-il pas dit lui-même Des seize premiers chapitres, il y en a quinze qui, s'attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions humaines, ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affaiblissent d'abord, et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connaissance de Dieu. Ainsi, ils ne sont que la préparation au seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu..., où la Providence de Dieu est défendue contre l'insulte, et les plaintes des libertins »?

Mais, sans prendre à la lettre ce plan conçu peut-être après coup - et probablement sur le vu d'un éloge analogue qu'en

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