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VOLTAIRE

(1694-1778)

PORTRAIT BIOGRAPHIQUE

Division de sa vie en trois périodes. Le génie de Voltaire étant l'ubiquité même, il est malaisé de résumer en quelques pages une existence dont l'histoire est celle d'un siècle. Afin de rendre notre esquisse plus nette, nous lui donnerons pour cadre trois époques : l'une s'étendra de la naissance de Voltaire à son retour de Londres (1694-1730); l'autre, où figurera l'épisode de Potsdam, suivra sa biographie jusqu'à l'installation aux Délices (1730-1755); la dernière comprendra les vingt-trois années de séjour à Ferney et le voyage à Paris (1755-1778).

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Première époque (1694-1730). Son enfance, la Bastille, Edipe (1718). La Henriade, fuite à Londres. Né à Paris, le 21 novembre 1694, sur la paroisse Saint-André des Arts, cinquième enfant, et troisième survivant, d'un notaire au Châtelet et de Marguerite d'Aumard, tous deux d'origine poitevine, François-Marie Arouet fut, dans son enfance, si chétif et si frêle qu'il semblait toujours prêt à rendre l'âme, ce qui ne l'empêcha pas d'aller au delà de quatre-vingt-quatre ans. Privé de sa mère, qu'il perdit ayant sept ans, élevé dans un milieu très libre de propos et de mœurs, remarqué par Ninon de Lenclos, qui lui légua 2 000 francs pour acheter des livres, filleul de l'abbé de Châteauneuf, qui n'était point un modèle d'austérité, il entra de bonne heure au collège Louis-le-Grand, chez les jésuites, qu'il éblouit et scandalisa par les agréments et les

Ire PÉRIODE : ÉDUCATION; LA BASTILLE; LONDRES. 321 audaces d'un esprit dès lors merveilleux. Si le Père Le Jay lui prédit qu'il serait un jour le champion du Déisme, les Pères Tournemine, d'Olivet et Porée lui restèrent sincèrement attachés, et furent longtemps payés de retour par des coquetteries qui ressemblèrent à la reconnaissance. Notons même en passant qu'en 1763, quand la compagnie fut expulsée, le patriarche des philosophes recueillit à Ferney le Père Adam, qui se distinguait par un excellent appétit et l'art de perdre galamment sa partie d'échecs. Ses études chez les jésuites furent plus latines que grecques : car les Pères n'étaient pas hellénistes; le goût de la poésie légère dut être aussi encouragé par ses maîtres.

Écolier déjà célèbre par ses couronnes et ses escapades; lauréat embrassé solennellement par Jean-Baptiste Rousseau, il débuta en pleine régence, dans un monde où l'on n'apprenait guère le respect et la règle. La vocation littéraire le tourmentait impérieusement, mais elle était contrariée par un père qui lui destinait son office: faute de mieux, on lui permit pourtant de tenter la diplomatie, sous les auspices du marquis de Châteauneuf, ambassadeur en Hollande. L'essai fut bientôt si malheureux qu'on dut l'enfermer de force chez un procureur. Le jeune Arouet feignit la résignation; mais, plus soucieux de vers que de requêtes, il n'en continua pas moins ses jeux poétiques, et avec une malignité si étourdie qu'il finit par être mis à la Bastille (1717). Son emprisonnement, qui dura onze mois, avait pour prétexte une satire, les J'ai vu, ainsi nommée du refrain qui était :

J'ai vu ces maux et je n'ai pas vingt ans,

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dont il n'était d'ailleurs pas l'auteur, et pour motif réel ses lardons très authentiques contre le Régent. Il fut délivré avec une gratification officielle au nom du roi —, laquelle suivit Edipe, et lui fit répliquer au Régent: « Monseigneur, je trouverais fort bon si Sa Majesté voulait se charger de ma nourriture, mais je supplie Son Altesse de ne plus se charger de mon logement ».

Son père qui lui tenait toujours rigueur, s'adoucit pourtant

au lendemain de la représentation d'Edipe (1718); et, désarmé par un triomphe encore plus éclatant que mérité, il finit par consentir à la gloire de son fils. Pouvant dès lors être poète à visage découvert, il donne coup sur coup Artémire et Mariamne, avec des revers ou des succès douteux, puis l'Indiscret, où, par exception, il faillit rencontrer le ton de la vraie comédie. Quittant le nom d'Arouet « sous lequel il avait été trop malheureux », pour prendre celui de Voltaire son anagramme Arouet 1. j. (le jeune) —, il est tout ensemble très laborieux et très dissipé. Il fréquente le monde et la cour, voyage de château en château, mêle les vers aux plaisirs, et, s'occupant de tout à la fois, même de sa fortune, il pratique déjà l'art de flatter les souverains pour oser impunément. Tandis que, de Cambrai même, il adresse des louanges à l'indigne successeur de Fénelon, au cardinal Dubois, la vue d'Amsterdam lui arrache un cri d'indépendance, ce qui ne l'empêche pas de revenir aux grands seigneurs, aux Villars, aux Sully, aux Richelieu, de chanter Mme de Prie, et d'encenser la jeune reine, qui l'appelle « mon pauvre Vollaire ».

Déjà paraissait une édition de la Henriade, qui s'appelait alors le poème de la Ligue, mais incomplète, furtive, et menacée des censures de la Sorbonne, lorsque le chevalier de Rohan

s'en

qui l'avait un soir raillé sur sa roture, à l'opéra, et s'était entendu répliquer par le petit roturier « qu'il commençait son nom et que le chevalier de Chabot finissait le sien > vengea par le plus lâche guet-apens. Saisi et bâtonné par les laquais du susdit gentilhomme, Voltaire disparaît, s'enferme, apprend nuit et jour l'escrime et l'anglais pour se préparer une vengeance et un asile, puis envoie un cartel au chevalier, qui feint d'accepter, mais dans la nuit obtient une lettre de cachet, et fait jeter son adversaire à la Bastille, d'où il ne sortit que six mois après pour s'exiler.

Ne l'en plaignons pas : car si la grâce et la vivacité de l'imagination lui avaient suffi jusqu'alors, il n'acquit toute la vigueur de son talent et tout le ressort de son caractère qu'au jour où il connut l'injustice. Les iniquités sociales, qu'on ne juge bien qu'après les avoir ressenties, l'avertirent enfin que l'esprit n'était pas tout en France.

IIo PÉRIODE: THÉATRE; HISTOIRE; PHILOSOPHIE.

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Fuyant donc la Bastille et des ministres qui interdisaient l'impression de la Henriade, il arrive à Londres, au mois de mai 1726. Ce fut un des événements décisifs de sa vie. Et d'abord, son poème, dont Louis XV avait refusé la dédicace, fut si généreusement patronné par la reine d'Angleterre qu'il rapporta à son auteur 150 000 livres (1728), premier échelon, d'une fortune qui s'élèvera à sa mort à 218 000 livres de rente, grâce surtout à des entreprises financières plus ou moins pures où l'associera Pâris-Duverney et sera pour le publiciste une garantie d'indépendance. Mais ce qui valait encore mieux, ce fut le trésor d'idées et d'exemples qui s'ouvrit à lui, dans cette Athènes sérieuse », comme l'appelle Villemain, où, accueilli par lord Bolingbroke et ses amis, il put s'armer de toutes pièces pour entrer en campagne contre tout ce qui lui parut, à tort ou à raison, une entrave mise au droit de penser, de parler ou d'écrire. Tandis qu'il assiste aux royales funérailles de Newton (1727), s'initie au pathétique « barbare» de Shakespeare, lit Bacon et Milton, il voit de près le mouvement et la vie d'une société libre où les savants et les gens de lettres, au lieu de faire antichambre chez les grands, parlent à la nation, jouissent de l'estime publique, et peuvent même prétendre aux plus hauts postes de l'État. Mais, sa moisson faite, il regretta Paris; et, un nouveau ministre, Maurepas, lui ayant fait un signe rassurant, il accourut en France, non pas corrigé de cette pétulance d'instinct qui chez lui sera toujours incorrigible, mais aussi prudent et aussi réfléchi que le comportait son tempérament.

Il y

Seconde période (1730-1755). Le poète dramatique, l'historien, le philosophe. Versailles et Potsdam. retrouvait, sous la léthargique domination du cardinal de Fleury, le train d'autrefois, une cour brillante, une grande ville où le goût des plaisirs et du luxe allait croissant, une noblesse oisive, mais passionnée pour l'esprit, et prête à fêter en lui un écrivain dont la persécution avait beaucoup accru la célébrité. Tandis que la Henriade, agrandie et remaniée, faisait bruyamment applaudir son élégance froide, mais ingénieuse, son merveilleux sceptique, et surtout les nouveautés hardies de sa philosophie sociale, Voltaire signalait sa venue par vingt ouvrages

qui devaient porter son nom à tous les centres retentissants. Ici nous en sommes réduits à la sécheresse d'un catalogue. Pour ne parler que de son théâtre, il continuait, à distance respectueuse, la tradition de Corneille et de Racine, non sans introduire sur la scène plus d'action, plus de mouvement, des effets pathétiques, des allusions militantes, et le savoir-faire d'une industrie timide qui corrigeait Shakespeare. A cette époque se rattachent: Brutus (1732), où apparaissent pour la première fois des sénateurs en robe rouge; Zaïre (1732), tragédie touchante heureusement suggérée par Othello; puis Adélaïde Duguesclin (1734); la Mort de César (1735), drame patriotique et républicain qui se souvient du séjour à Londres; l'Enfant prodigue, Alzire (1736); Mahomet (1742); Mérope (1743); Sémiramis (1748); Nanine (1749); Oreste (1750); le Duc de Foix; Rome sauvée (1752). En même temps qu'il publie les sept Discours sur l'homme (1734-1737), un de ses chefs-d'œuvre, ces mille poésies légères où il reste sans rival, le Temple du Goût (1731) qui lui fait craindre une lettre de cachet; et la Satire du Mondain (1736), qui le force à se tenir caché durant deux mois, il lance à tous les vents ses Lettres philosophiques ou Lettres sur les Anglais (1734), dont le scandale est tel qu'il juge prudent de se réfugier en Lorraine, à Cirey, près de la marquise du Châtelet. En 1731 avait aussi paru l'Histoire de Charles XII, que la censure fit rentrer dans l'ombre, de peur de déplaire à Auguste, roi de Pologne. Enfin il recueillait les matériaux de son Essai sur les mœurs (1756), tout en menant de front ses premiers Romans, le Siècle de Louis XIV, la Philosophie de Newton, qui lui avait inspiré naguère l'Epitre à Uranie, dédiée à la docte Émilie. Parmi tant de monuments, d'essais et de projets tentés ou accomplis en tous sens, nous ne disons rien d'une infatigable Correspondance qui volait déjà par toute l'Europe, des pages fugitives écloses dans une heure de caprice et d'à-propos, ni des bagatelles complaisantes qu'improvisait sans relâche le gentilhomme de la Chambre, et l'historiographe royal, auquel Sa Majesté Louis XV, grâce au crédit de Mme de Pompadour, et à l'encens du Poème de Fontenoy (1745), permettait enfin d'entrer à l'Académie française, en 1746, à cinquante-deux ans ! Ne l'oublions pas en effet malgré des déboires qui ne

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