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& qui ceffoient tout-à-coup à la vue de l'ennemi; dans cette conftance après le malheur, qui ne défespéroit jamais de la république; dans le principe où ils furent toujours de ne jamais faire la paix qu'après des victoires; dans l'honneur du triomphe, fujet d'émulation pour les généraux; dans la protection qu'ils accordoient aux peuples révoltés contre leurs rois; dans l'excellente politique de laiffer aux vaincus leurs dieux & leurs coutumes; dans celle de n'avoir jamais deux puiffans ennemis fur les bras, & de tout fouffrir de l'un jufqu'à ce qu'ils euffent anéanti l'autre. II trouve les caufes de leur décadence dans l'agrandiffement même de l'état, qui changea en guerres civiles les tumultes pulaires; dans les guerres éloignées, qui, forçant les citoyens à une trop longue abfence, leur faifoient perdre infenfiblement l'efprit républicain; dans le droit de bourgeoifie accordé à tant de nations, & qui ne fit plus du peuple romain qu'une espece de monftre à plufieurs têtes; dans la corruption introduite par le luxe de l'Afie; dans les profcriptions de Sylla, qui avilirent l'efprit de la nation & la préparerent à l'efclavage; dans la néceffité où les Romains fe trouverent de fouffrir des maîtres, lorfque leur liberté leur fut devenue àcharge; dans l'obligation où ils furent de changer

po

changer de maxime en changeant de gouvernement, dans cette fuite de monftres qui régnerent, prefque fans interruption, depuis Tibere jufqu'à Nerva, & depuis Commode jufqu'à Conftantin; enfin, dans la tranflation & le partage de l'empire, qui périt d'abord en occident par la puiffance des barbares, & qui, après avoir langui plufieurs fiecles en orient fous des empereurs imbécilles ou féroces, s'anéan tit infenfiblement, comme ces feuves qui difparoiffent dans des fables.

Un affez petit volume a fuffi à M. de Montefquieu pour développer un tableau fiintéreffant & fi vafte. Comme l'auteur ne s'appefantit point fur les détails, & ne faifit que les branches fécondes de fon fujer, il a fu renfermer en très-peu d'efpace un grand nombre d'objets diftinctement apperçus & rapidement préfentés, fans fatigue pour le lecteur. En laiffant beaucoup voir, il laiffe encore plus à penfer: & il auroit pu intituler fon livre: Hiftoire Romaine à l'ufage des hommes d'état & des philofophes.

Quelque réputation que M. de Montefquieu fe fût acquife par ce dernier ouvrage & par ceux qui l'avoient précédé, il n'avoit fait que fe frayer le chemin à une plus grande entreprife, à celle qui doit immortalifer fon nom & le rendre refpectable aux fiecles futurs. Il en avoit dès long Tome I.

d

temps formé le deffein: il en médita pendant vingt ans l'exécution; ou, pour parler plus exactement, toute fa vie en avoit été la méditation continuelle. D'abord il s'étoit fait, en quelque façon, étranger dans fon propre pays, afin de le mieux connoî.re. Il avoit enfuite parcouru toute l'Europe, & profondément étudié les différens peuples qui l'habitent. L'île fameur fe, qui fe glorifie, tant, de fes lois, & qui en profite fi mal, avoit été pour lui, dans ce long voyage, ce que l'île de Crete fut autrefois pour Lycurgue, une école où il avoit fu s'inftruire fans tout approuver. Enfin il avoit, fi on peut parler ainfi, interrogé & jugé les nations & les hommes célebres qui n'exiftent plus aujourd'hui que dans les annales du monde. Ce fut ainfi qu'il s'éleva par degrés au plus beau titre qu'un fage puifle mériter, celui de législateur des nations,

par

S'il étoit animé par l'importance de la matiere, il étoit effrayé en même temps fon étendue; il l'abandonna & y revint à plufieurs reprises. Il fentit plus d'une fois, comme il l'avoue lui-même, tomber les mains paternelles. Encouragé enfin par fes amis, il ramafla toutes les forces & donna l'Esprit des Lois,

Dans cet important ouvrage, M. de Montefquicu, fans s'appefantir, à l'exemple de

ceux qui l'ont précédé, fur des difcuffions métaphyfiques relatives à l'homme fuppofé dans un état d'abstraction; fans fe borner, comme d'autres, à confidérer certains peuples dans quelques relations ou circonftances particulieres, envisage les habitans de l'univers dans l'état réel où ils font, & dans tous les rapports qu'ils peuvent avoir entr'eux. La plupart des autres écrivains en ce genre font prefque toujours, ou de fimples moralistes, ou de fimples jurifconfultes, ou même quelquefois de fimples théologiens. Pour lui, l'homme de tous les pays & de toutes les nations, il s'occupe moins de ce que le devoir exige de nous que des moyens par lefquels on peut nous obliger de le remplir; de la perfection mé taphysique des lois, que de celle dont la nature humaine les rend fufceptibles; des lois qu'on a faites, que de celles qu'on a dû faire; des lois d'un peuple particulier. que de celles de tous les peuples. Ainsi, en fe comparant lui-même à ceux qui ont couru avant lui cette grande & noble carriere, il a pu dire, comme le Correge, quand il eut vu les ouvrages de fes rivaux, Et moi auffi, je fuis peintre (c).

Rempli & pénétré de fon objet, l'auteur de l'efprit des lois y embraffe un si grand

(c) On trouvera à la fuite de cet éloge, l'analyse de l'Esprit des Lois, par le même auteur.

nombre de matieres, & les traite avec tant de briéveté & de profondeur, qu'une lecture affidue & méditée peut feule faire fentir le mérite de ce livre. Elle fervira furtout, nous ofons le dire,à faire difparoître le prétendu défaut de méthode dont quelques lecteurs ont accufé M. de Montef quieu; avantage qu'ils n'auroient pas dû le taxer légèrement d'avoir négligé dans une matiere philofophique & dans un ouvrage de vingt années. Il faut diftinguer le défordreréel de celui qui n'eft qu'apparent. Le défordre eft réel quand l'analogie & la fuite des idées n'eft pas obfervée; quand les conclufions font érigées en principes, ou les précedent; quand le lecteur, après des détours fans nombre, fe trouve au point d'où il eft parti. Le défordre n'eft qu'apparent quand l'auteur, mettant à leur véritable place les idées dont il fait ufage, laiffe à fuppléer aux lecteurs les idées intermédiaires. Et c'eft ainfi que M. de Montef quieu a cru pouvoir & devoir en ufer dans un livre deftiné à des hommes qui penfent, dont le génie doit fuppléer à des omiffions volontaires & raifonnées.

L'ordre qui fe fait appercevoir dans les grandes parties de l'efprit des lois ne regne pas moins dans les détails: nous croyons que plus on approfondira l'ouvrage, plus on en fera convaincu. Fidelle à fes divifions

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