de la France, à cette époque, ne recevait de son souverain l'autorisation d'aller s'établir dans le Levant qu'à la condition d'apporter les témoignages de sa bonne conduite passée, et de déposer un cautionnement à la chambre de commerce de Marseille. On était enfin si bien habitué dans l'empire ottoman à considérer les rois de France comme les protecteurs-nés et les arbitres de la chrétienté tout entière qu'aujourd'hui encore, comme dans l'origine, les musulmans donnent le nom de Francs à tous les chrétiens, sans distinction de nation. Ce protectorat, dont la France, de l'aveu de tous, faisait un si noble usage, a été longtemps accepté par les nations chrétiennes comme un bienfait providentiel; mais le moment devait venir où les rivalités nationales, cachées derrière le voile troué des dissidences religieuses, lui disputeraient cette glorieuse et salutaire tradition de trois siècles et de douze règnes. En France même, la grandeur de cette question s'est singulièrement amoindrie sous les préoccupations de la politique intérieure. Beaucoup ne veulent y voir qu'une querelle de moines pour des couvents ruinés, et demandent s'il est bien digne de la France d'accepter une situation sans issue et un dan ger permanent pour une cause en apparence si futile; mais ceux-là oublient certainement que cette question du protectorat est à la fois le suprême espoir de notre influence dans les affaires d'Orient, et, par une conséquence rigoureuse, la dernière garantie donnée à ce système d'équilibre européen que la diplomatie française a créé avec tant de peine et, disons-le, avec tant de gloire. Quand ce système tombera, l'inconnu se lèvera pour nous comme pour nos rivaux, et nul ne saurait dire ce que telle ou telle nation y pourra perdre ou ce qu'elle y gagnera. En présence d'une pareille éventualité, ce n'est pas entreprendre un travail stérile que d'éclaircir une question grave, mais confuse, sur laquelle on dispute beaucoup sans la bien connaître. Il en est quelquefois des peuples comme des individus. qui se querellent : les éclairer, c'est les calmer. non Étudier la question du protectorat et la faire connaître, puisqu'on en parle, avec la pensée d'en indiquer la meilleure solution possible, — mais uniquement pour en dissiper l'obscurité et la placer sur son véritable terrain, c'est travailler au profit de ceux qu'elle intéresse de près ou de loin. LIVRE PREMIER. NOTIONS GÉNÉRALES. CHAPITRE I. Nature des rapports de la chrétienté avec la Porte Ottomane. On comprend mal, généralement, la nature des rapports de l'Europe chrétienne avec la Porte Ottomane, parce qu'on ignore ou qu'on oublie la doctrine fondamentale de l'islamisme. La loi de Mahomet, code politique autant que religieux, ne reconnaît dans le monde entier que deux nations: la nation des fidèles et la nation des infidèles. La première comprend tous les peuples qui ont embrassé la religion prêchée par Mahomet, les vrais croyants, en quelque lieu de la terre qu'ils habitent. A la vérité, les événements politiques ont imposé à la Porte Ottomane la nécessité d'accepter pour sujets quelques infidèles ou giaours endurcis; ceux-là sont appelés raïas. Les raïas sont tous les sujets de la Porte qui professent une religion étrangère; ils ont droit à l'assistance et à la protection du gouvernement du sultan, sans jouir des mêmes priviléges que les sujets vrais croyants, et malheureusement c'est dans la classe des raïas que se recrute la plus grande partie du clergé des communions chrétiennes de l'Orient. La seconde nation embrasse la totalité des peuples qui ne professent pas l'islamisme: chrétiens, juifs, bouddhistes, mages, guèbres, idolâtres, peu importe! c'est la nation des infidèles. Tout infidèle est harby, ce qui veut dire ennemi. De même qu'il n'y a pour les mahométans que deux nations dans le monde, il n'y a aussi pour eux que deux pays : celui des fidèles et celui des infidèles. Le pays des infidèles, c'est la France et l'Angleterre, la Russie et l'Espagne, l'Allemagne, l'Italie, le Portugal, et généralement toutes les contrées de la terre dont les habitants sont rebelles à l'appel du Prophète, et ferment les yeux à la lumière du Koran. L'islamisme a proscrit la nation des infidèles, et constitué un état permanent d'hostilité entre leur pays et celui des fidèles. La guerre a été déclarée à tous les peuples non mahométans, dès la fondation de l'islamisme: ils sont prévenus, c'est à eux de se défendre ou de se soumettre; car ce sont des harbys, c'est-à-dire des ennemis-nés. Tout bon croyant est tenu de courir sus aux infidèles, et de les traiter en ennemis. La soumission à la nation des fidèles a pour objet d'obtenir, non la paix, mais une simple trêve; car la paix n'est possible qu'à une seule condition, celle d'apostasier et d'embrasser l'islamisme, et dès lors l'apostat est incorporé à la nation des mahométans. La trêve, au contraire, peut-être accordée aux peuples qui veulent conserver leurs croyances et se bornent à capituler, à faire des traités et à payer le tribut (kharatch), soit ouvertement, soit sous d'autres noms plus doux à l'amour-propre national et fort indifférents aux musulmans présents d'usage, cadeaux d'étiquette, offrandes de bonne amitié. Ainsi s'explique l'état permanent d'hostilité des régences barbaresques soumises à la religion de Mahomet, avec les peuples infidèles qui n'avaient pas offert le tribut, qui n'avaient ni traité ni capitulé. Nous disions autrefois que les navires algériens ou tripolitains étaient montés par des pirates et des forbans, des écumeurs de mer sans foi et sans loi; mais la vérité est que ces prétendus navires pirates étaient les vaisseaux de guerre d'une puissance qui, obéissant au principe fondamental de sa religion, considérait comme ses ennemis tous ceux qui n'avaient pas obtenu d'elle des capitulations ou des traités, puisque tout infidèle qui ne paye pas le tribut est harby; c'est un ennemi qu'il faut exterminer ou réduire à l'état d'esclave. Il n'y avait donc pas là une spéculation de piraterie, mais la simple conséquence d'un principe de religion. Les grandes nations maritimes s'étaient entendues, non sans peine, avec ces misérables régences de Barbarie pour mettre fin à ces |