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n'est jamais fixée ni pour le sens, ni pour la forme des mots, dès lors qu'elle demeure à l'état de langue vivante, de même aussi il s'opère dans le langage parlé un travail sourd, lent, imperceptible, et dont les causes sont extrêmement complexes, qui altère presque à notre insu, et modifie la prononciation.

C'est entre 1792 et 1814 que le nom de Marseillois s'est transformé en Marseillais. D'une part en effet, nous trouvons dans la Carmagnole un témoignage de la prononciation de ce mot; de l'autre, M. Laurent Lautard, dans son ouvrage intitulé: Marseille depuis 1789 jusqu'à 1815, (II. p. 288.) raconte que le comte d'Artois, visitant Marseille en 1814, assista à une représentation solennelle donnée au théâtre en son honneur. Là il adressa aux habitants, pour les remercier de leur brillante réception, un petit discours, qu'il commença ainsi : Marseillouais! « Cette prononciation, déjà surannée, ajoute le narrateur, provoqua un étonnement universel. >>

CHAPITRE IX.

Monographie de la diphthongue OI.

Je crois nécessaire de résumer ici tout ce que j'ai dit de la diphthongue oi, l'une de celles qui jouent le rôle le plus important dans notre langue, tandis que, chose remarquable, elle manque à tous les autres idiomes romans. Je me propose d'ajouter quelques développements et quelques preuves de plus à l'appui de mes assertions. On verra mieux dans ce coup d'œil d'ensemble quel est son emploi actuel dans le dialecte blaisois et dans la langue française, quelles diverses prononciations elle a eues, ou possède encore, et

jusqu'à quelle époque à peu près l'on peut légitimement faire remonter chacune d'elles.

Le son oi a pris naissance dans les pays du nord et de l'est de la France; il est, comme nous l'avons vu, l'un des caractères particuliers aux dialectes picard et bourguignon, et à part quelques exceptions, au sous-dialecte français. Les monuments les plus anciens où on le rencontre et dans les imparfaits des verbes et dans les autres parties du discours datent du XIIe siècle. Il correspondait à l'ei et à l'ai normands et sonnait primitivement oué.

A une époque indéterminée ce son oué s'allongea, non pas généralement, en ouè ou ouai. Il est difficile de préciser au juste le temps où cet allongement eut lieu, attendu qu'on ne peut affirmer si la terminaison en aire ou ere, rimant avec des mots en oire, avait le son ouvert ou le son fermé. J'ai prouvé dans un précédent chapitre que ai et e avaient eu souvent au moyen-âge et même jusqu'au XVIIIe siècle le son fermé dans des mots où aujourd'hui nous le prononçons ouvert. Ainsi, il est impossible de démontrer dans ces vers qui ouvrent le Mistère du Siège d'Orléans :

Très haulx et très puissans seigneurs,

Vous remercy des grans honneurs

Dont vous a pleu ainsi me faire,

Quant vous autres, princes greigneurs,
Qui estes les conservateurs,

De tout nostre territoire,

Me vouloir faire commissaire,

Estre lieutenant exemplaire,

C'est de Henry, noble roy de renom.

Pour le jour d'uy n'est de si noble affaire,

De France est roy, il en est tout notoire, etc.

Il est impossible, dis-je, de démontrer que l'on prononçât territouére, commissére, etc., comme on le fait encore de nos jours dans le dialecte blaisois, ou territouère, commissère, etc., comme prononcent encore aujourd'hui bien des Français. On ne peut

donc émettre à cet égard que des suppositions, et comme la méthode hypothétique n'est pas condamnée par la science, pourvu que les faits observés n'apportent point un démenti à la loi ou au principe supposé, je ne crois pas dépasser les justes limites de la méthode scientifique en exprimant l'opinion, que l'è ouvert n'existait pas dans la plupart des dialectes de la langue d'oil au moyen âge, pour ne pas dire dans tous, et qu'il n'a pénétré en France que par suite de la nouvelle prononciation latine de la finale er, dans la seconde moitié du XVe siècle. Cette hypothèse admise, il deviendrait logique d'admettre que c'est seulement à cette époque que la diphthongue oi-oué a dû pour la première fois prendre le son ouè-ouai.

C'est dans le Mistère du Siège d'Orléans écrit et représenté dans le deuxième tiers du XVe que nous avons surpris les premières traces de la prononciation oi-oua (V. chap. VII, rem. 4, p.107.) Je ne connais pas d'autre grammairien que Palsgrave, qui ait formulé les règles de cette prononciation. Les ayant citées, je n'y reviendrai pas. C'est la prononciation qui domine de nos jours, et de même que nous avons vu les poètes du moyen âge faire rimer les mots terminés en oisse-ouesse avec d'autres terminés en esse :

Car quand on oit clarons sonner

Il n'est courage qui ne croisse.

Tout aussitôt Où esse? où esse? (Fr. Villon.)

De même nous voyons aujourd'hui des poètes de tous les étages faire rimer des mots en oir-ouar, en oisse-ouasse avec d'autres terminés en ar ou en asse.

Je fais flanquer à la porte

Cette armée de vieux soudards,

Qui encombrent mes couloirs.

(Complainte du roi Lear, dans le Journal pour rire du 2 mai 1868.)

«On lit sur la boutique d'un barbier, rue de Rennes, à Paris :

Si votre barbe est longue et vos cheveux sans art,
Arrêtez-vous ici ; vous êtes à l'enseigne

Du merveilleux razouart

Et du magique peigne.» (Union de l'Ouest du 31 8bre 1866.)

C'est de la poésie de perruquier, je n'en disconviens pas, mais toute poésie est précieuse au point de vue où je l'étudie ici. En voici de meilleure :

Sur l'arbre nu que les vents froissent,

Les corbeaux funèbres croassent,
Et de plus en plus les nuits croissent
Par le décroissement des jours. (')
(Am. Pomm. p. 274.)

L'ancienne prononciation de la diphthongue oi-ouè n'en persiste pas moins dans la poésie populaire, et puisque j'ai déjà cité parmi mes auteurs un barbier de la grande ville, on ne m'en voudra pas d'ajouter ici comme exemple ce couplet d'un frater de village : Car vraiment sans qu'ça paraisse

J'connais un peu d'tout,

J'suis bedeau dans not' paroisse

Et j'ras' pour un sou.

(L'homme sans pareil', dans la Muse pariétaire et la Muse foraine, J. Gay, 1863.)

Prononcez paraisse, parouaisse. (*)

Aimsi au moment où nous entrons dans le XVIe siècle, la diphthongue oi a trois sons :

1o Le son oué :

(1) Cf. Figaro du 25 juill. 1869.

Pour le bien de notre avenir
Il naquit dans un nid d'ouate.

Allez, allez, gens de la droite,

Cueillir un portefeuille en cuir. (A. Millaud.)

(2) Comparer ces deux rimes avec les suivantes, citées dans le Traité de Versif. franç. p. 344, comme démontrant la prononciation d'oi en ai au XVe siècle: De Coquillart : paresse et paroisse. »

L'hoste me respondit: Si ay.

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Apportez-le donc devant moy. (Fr. Villon, p. 256.)

2o Le son oué-ouai:

Dieu mercy! grands seigneurs et maistres,

Les autres mendient tout nudz,

Et pain ne voyent qu'aux fenestres;

Les autres sont entrez en cloistres.

(Fr. Villon, Gr. Testam. XXX, p. 55.)

3o Le son oua:

Aussi Messire Mathias.

Avec le sire de Coras

Poton de Saintrailles aussi,

Et son frère gasconnois. (M. du S. d'Orl. vs. 1735.)

Mort destruit tout, c'est son usage,

Aussitôt le grand que le moindre.

Qui moins se prise plus est sage;

En la fin faut devenir cendre. (Gde Dse Mac. p. 4.)
De rechef donne à Périnet,

(J'entends le bastard de la Barre.)

Pour ce qu'il est beau fils et net,
En son escu, en lieu de barre,
Trois detz plombez, de bonne carre,
Ou ung beau joly jeu de cartes...
Mais quoy? s'on l'oyt vessir ne poirre,
En oultre aura les fièvres quartes.

(Fr. Villon, Gr. Testam. XCVIII.)

Et Cl. Marot, en son édition des œuvres de ce dernier poète, a soin de mettre en note: « Poirre, prononcez poare. » Il ne sera peut-être pas sans intérêt de remarquer que Villon m'a fourni à lui seul des exemples des trois sons principaux de la diphthongue oi.

Je dis principaux, parce qu'elle en a eu encore deux autres, plus rares, il est vrai, mais que je ne dois point oublier ici, d'au

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