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Louis XIV, mais alors la finale d'aimer avait le son de l'é fermé, tandis que la finale d'amer avait le son de l'é ouvert. Cette rime était donc fausse.»

Il faut distinguer. Sans doute dans le langage commun et familier on prononçait aimé, trouvé, triomphé, mais dans le langage d'apparat et même dans les salons on disait, j'en prends Vaugelas à témoin, aimair, trouvair, triomphair: « Je ne m'estonne pas, dit-il, qu'en certaines provinces, particulièrement en Normandie, on prononce par exemple l'infinitif aller avec l'e ouvert qu'on appelle pour rimer richement avec l'air, tout de même que si on escrivoit allair. Ce qui m'estonne, c'est que des personnes, nées et nourries à Paris et à la cour, le prononcent parfaitement bien dans le discours ordinaire, et que néantmoins en lisant ou en parlant en public, elles le prononcent fort mal, et tout au contraire de de ce qu'elles font ordinairement. Quand la pluspart de ces dames par exemple lisent un livre imprimé, où elles trouvent ces r à l'infinitif, non seulement elles prononcent l'r bien forte, mais encore l'e fort ouvert, qui sont les deux fautes que l'on peut faire en ce sujet, et qui leur sont insupportables en la bouche d'autrui. De même la plupart de ceux qui parlent en public, soit dans la chaire ou dans le barreau, quoyqu'ils aient accoutumé de le bien prononcer en leur langage ordinaire, font encore sonner cette r ou cet e comme si les paroles prononcées en public demandoyent une autre prononciation que celle qu'elles ont en particulier et dans le commerce du monde. Quand j'ay pris la liberté d'en advertir quelquesuns de mes amis, ils m'ont répondu que cette prononciation ainsi forte avait plus d'emphase, et remplissoit mieux la bouche de l'orateur et les oreilles de l'auditeur. »

Cette remarque de l'illustre grammairien démontre d'une manière péremptoire que la prononciation en er ouvert qu'il combat, était alors extrêmement répandue dans la chaire, au barreau, dans les lectures et les discours publics. Il n'y a donc rien d'extraordinaire à ce que nos écrivains s'y soient conformés.

Mais en outre plusieurs mots que nous prononçons aujourd'hui en er fermé se prononçaient alors en er ouvert même dans le langage familier. Quand Molière et La Fontaine écrivaient des vers comme ceux-ci :

... Dont ces deux combattans s'efforçoient d'arracher
Le peu que sur leurs os les ans laissent de chair.
(Molière.)

Quelque gros partisan m'achetera bien cher,
Au lieu qu'il vous en faut chercher

Peut-être encor cent de ma taille, etc.

(La Fonte, Fabl. V. 4.)

évidemment, ils écrivaient en vue de la prononciation d'apparat, si sévèrement condamnée par Vaugelas; mais quand Boileau écrivait :

La colère est superbe et veut des mots altiers;

L'abattement s'exprime en des termes moins fiers.

(Art poét.)

sa rime était bonne, sans avoir besoin de s'autoriser de la prononciation d'apparat. On disait altiair aussi bien dans le langage commun que dans le discours public. J'en trouve la preuve dans une grammaire du temps: «< Tous les mots terminés en er ou ier, dit le P. Chifflet (p. 488), ont aussi l'e masculin: aimer, barbier, conseiller, excepté: mer, ALTIER, entier, familier, régulier, séculier, hier, qui ont l'e ouvert. » Et le P. Chifflet en a certainement oublié plusieurs, car Andry de Boisreg. ajoute à cette liste amer, cher, et, qu'on ne l'oublie pas, LÉGER.

En 1702, où Regnier Desmarais publia sa grammaire, la prononciation d'er fermé en er ouvert dans les verbes de la 1re conjug., prononciation qui, comme nous l'avons vu, avait provoqué les foudres de Vaugelas, régnait encore et se pratiquait constamment dans le discours public. « Généralement, dit-il, l'r des terminaisons verbales en er, ne se prononce jamais dans la conversation,

ni devant une consonne, ni lorsque le verbe finit le sens ; on néglige même souvent de la prononcer devant une voyelle. Mais dans la prononciation soutenue, comme lorsqu'on parle en public, ou qu'on déclame des vers, il faut, soit à la fin du sens ou du vers, soit devant une voyelle, faire toujours sentir l'r, et mesme il est bon de la faire entendre aussi devant une consonne, quoyqu'alors la prononciation en doive estre plus ou moins adoucie, suivant que la consonne qui suit estant plus ou moins dure à prononcer peut rendre aussi plus ou moins dur le son de l'r qui précède. »

Cette prononciation d'apparat, qui avait régné pendant tout le XVIIe siècle, lequel en avait hérité du XVI, ne survécut pas au siècle de Louis XIV: « Le téâtre françois, écrit en 1733 l'auteur de la Bibliot. des enfans, aime mieux choquer l'oreille par une fausse rime que par une fausse prononciation de l'e masculin d'un infinitif mis en rime avec les mots air, cher, fier. On appelle, ajoute-t-il, ces rimes vicieuses rimes normandes, parce que les Normands prononcent l'er ouvert comme l'é fermé, fer comme fé, ou rimes gasconnes, parce que les Gascons prononcent l'er fermé comme l'er ouvert, aimer comme aimair. »

Ce ne sont donc point nos poètes qui ont fait de fausses rimes, comme on les en accuse à tort; c'est la prononciation qui a changé.

Aussi ces rimes normandes ou gasconnes, comme vous voudrez, deviennent beaucoup plus rares au XVIII siècle, surtout à partir de 1715. Jusque là il avait été permis, ou plutôt toléré qu'on prononçât en er ouvert l'er fermé non seulement des terminaisons verbales, mais même des adjectifs et des substantifs en er ou ier, uniquement, bien entendu, dans les discours publics, jamais dans la conversation. (Régn. Desm. p. 48, 49 et suiv.) Cette tolérance n'existe plus sous Louis XV; la différence qui sépare le langage commun du langage d'apparat se comble, et une sorte d'aspiration vers l'égalité se manifeste jusque dans la langue. Je dois signaler ici pour le combattre un passage du Traité de

Versif. franç. (pag. 337). L'auteur, après avoir cité une page de Voltaire, dans laquelle ces rimes archaïques d'er fermé en er ouvert sont justement condamnées, semond ainsi l'illustre poète : << Quand on a écrit de pareilles choses, c'est une grande inconséquence de tomber dans la faute qu'on a si souvent relevée. Nous avons déjà remarqué que dans Voltaire le poète donne trop souvent un démenti au critique :

Le sort nous accabla du poids des mêmes fers,
Que la tendre amitié nous rendoit plus légers;

La Fortune auprès d'eux d'un vol prompt et léger
Les lauriers dans les mains, fend les plaines de l'air.

On lit dans Rousseau :

Bien le savez, mon ami cher;

Sotte ignorance et jugement léger, etc.

mais cette ancienne rime était permise, et même bien placée dans un épître à Marot, où l'auteur affectait le vieux style. » (Tr. de Versif. franç. pag. 338.)

Evidemment l'auteur du Traité, en écrivant ces lignes, a jugé de la prononciation du XVIIIe siècle par celle d'aujourd'hui. Je me contenterai pour le réfuter, de lui citer deux grammairiens du temps de Voltaire :

<< Quant aux mots terminés purement par er comme danger, verger, berger, estranger, et les autres qui sont en petit nombre, on s'abstient dans la conversation d'en faire sentir l'r, avec cette exception pourtant qu'on la fait toujours sentir dans les mots enfer, amer et LÉGER où l'e se prononce toujours ouvert, etc. » (Régn. Desmar. p. 49.)

«R s'articule fortement dans les mots amer, ALTIER, LÉGER, hier, etc. » (L. Chamb. p. 34.)

Ainsi Voltaire dans les vers cités par M. Quicherat ne donne point de démenti au critique; Rousseau en faisant rimer cher avec

léger n'affecte point le vieux style, et il faut se garder de semondre et d'accuser nos grands poètes à la légère.

J'ajouterai, pour compléter mes observations, qu'il y avait un cas au XVIIIe siècle, où il était permis de faire rimer un mot en er ouvert avec un autre en er fermé; c'est quand ce dernier placé à la rime était suivi au vers suivant d'un mot commençant par une voyelle. L'er fermé revêtait alors un son ouvert.

« Ainsi, dit l'Encyclopédie, dans ces vers de Mme Deshoulières :

Dans vostre sein il cherche à s'abymer;
Vous et lui jusques à la mer

Vous n'estes qu'une même chose ;

la rime de mer avec abymer est vicieuse; mais si vous dites. en faisant commencer par une voyelle le vers qui suit immédiatement la rime abymer:

Dans vostre sein il cherche à s'abymer,

Et vous et lui jusqu'à la mer, etc.

alors la rime est permise. »

Si l'on connaissait bien la prononciation des deux derniers siècles, l'on verrait que nos écrivains se sont permis en fait de rimes beaucoup moins de licences qu'on ne croit. Cf. Littré, Histre de la L. fr. I, p. 335.

Quant aux mots en oir, qui n'eurent jamais sous Louis XIV le son oar ou oère d'aujourd'hui, mais bien le son fermé ouére, c'est pendant la première moitié du XVIIe siècle que se généralisa l'habitude d'y faire sentir l'r final: « Je ne sais point d'exception à cette règle, dit le P. Chifflet, p. 209, si ce n'est qu'on peut supprimer l'r en mouchoir de col. Mais cette prononciation vient des femmes qui veulent faire les délicates et prononcent en parlant moins de consonnes que les hommes, craignant de s'écorcher la langue. Et il est bon de remarquer que la prononciation des

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