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Comme l'arbre de Minerve, le maïs, dans les climats chauds, mais à pluies de printemps prolongées dans la première partie de l'été, est aussi un de ces végétaux nourriciers que la reconnaissance des hommes honore d'un culte. Quand les pluies d'été nécessaires à la prospérité de la plante se font attendre, on voit encore les Indiens Pueblos qui habitent dans le Colorado le pied des Montagnes Rocheuses, invoquer par des processions, dont les participants balancent dans chaque main un épi de maïs, l'arrivée du phénomène bienfaisant. De même que le blé s'associe à notre civilisation classique, de même le maïs est inséparable du développement de la civilisation américaine. Quand les Européens arrivèrent en Amérique, ils trouvèrent cette plante cultivée aussi bien sur les bords du Massachusets, que sur les plateaux du Mexique et du Pérou. Des grains ont été découverts plus tard dans les mounds ou tumuli de la vallée du Mississipi. Elle avait déjà donné lieu à de nombreuses variétés, assouplies à des climats assez divers, bien que ne dépassant guère au Nord le 45o de latitude. Aussi le maïs, pour les Américains d'aujourd'hui comme pour ceux de jadis, est-il le corn, la graine par excellence, comme le blé pour le Méditerranéen. Sur les hauts plateaux du Pérou, il formait, avec la pomme de terre et le quinoa, la base de la nourriture. Il s'associait au Mexique avec des légumineuses, telles que le frijol ou haricot noir, et il y trouve à côté de lui l'équivalent du vin de palmier dans le pulque, liqueur fermentée obtenue par incisions de la hampe florale du maguey ou agave, une de ces plantes à tout usage qui fournissent à la fois boisson, nourriture et vêtement.

Le maïs a cessé depuis longtemps d'être une culture exclusivement américaine; mais c'est encore aux États-Unis que se trouve le centre de la production, environ 90% de la récolte mondiale; et l'on sait quelle est, par l'élevage de porcs auquel elle donne lieu, l'importance qu'il occupe dans l'économie rurale de la grande République.

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Le maïs est donc, au même titre que le blé, le riz, la vigne, le thé, pour ne citer que les principales plantes qu'a adoptées l'alimentation humaine, un de ces objets de transmission qui ont servi de véhicules à la civilisation générale. C'est en Amérique, peut-être chez les Chibchas de Colombie, que sa culture a pris naissance; et de là elle s'est répandue dans l'Europe méridionale, en Afrique et jusque dans le Nord de la Chine. Comme ceux qui recueillirent le blé parmi les touffes de céréales sauvages des vallées de l'Asie occidentale, ou

ceux qui prirent l'initiative de cultiver le riz dans les flaques abandonnées par les crues périodiques de fleuves de l'Asie des moussons, la reconnaissance doit aller à ces indigènes d'Amérique qui surent choisir, préserver et diversifier par la culture une plante que ses graines lourdes et peu transportables eussent probablement exposée à une prompte disparition. Ce n'est pas un médiocre legs de ces civilisations dites primitives, que le don de cette culture nourricière qui a pris, partout où elle s'est établie, une remarquable signification sociale. La rapidité de sa croissance contribua peut-être à entretenir chez les indigènes des habitudes peu fixes. Mais elle aida à la colonisation de l'Amérique; car, facile à cultiver à la main et sans charrue, prompt à porter des graines qui à l'état laiteux, au bout de sept à huit semaines, sont déjà comestibles, le maïs fut, sous forme de graines, de farine, ou de grains grillés, le viatique des explorateurs et des pionniers, ainsi que plus tard la providence du petit fermier auquel, par sa croissance rapide, il paya les frais de premier établissement. Introduit dans notre Europe, il laissa place entre ses tiges espacées à des cultures subsidiaires de courges, haricots, tomates, tournesols, et facilita presque partout, depuis l'Aquitaine jusqu'à la Brianza lombarde et à l'Olténie valaque, l'existence du petit propriétaire vivant de son propre travail sur sa terre. Inférieur au blé en gluten, mais riche en carbonates hydratés propres à l'engraissement et en glucose, la farine de maïs entra sous des noms divers (tortilla, polenta, mamaliga) dans l'alimentation quotidienne des classes rurales d'une partie de l'Europe méridionale.

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Fondamental en Amérique, le maïs, en Europe, n'a fait que s'ajouter à une table déjà richement servie. Depuis longtemps, s'affirme la distinction entre les consommateurs méridionaux d'huile et de pur froment, et les populations qui leur sont contiguës au nord du domaine méditerranéen. Qu'il y eût dans cette moyenne Europe celtique et danubienne, qui s'étend au nord du 45e degré de latitude, une variété de moyens de nourriture fondée sur certaines pratiques d'économie rurale, c'est ce que l'archéologie, à défaut de l'histoire, laisse apparaître. On entrevoit, dès les vie et ve siècles avant Jésus-Christ, aux lueurs des civilisations de la Tène et de Hallstatt, aux débris des stations lacustres, une série de domaines nourriciers, formant il est vrai plutôt des provinces autonomes qu'un ensemble, mais participant à l'envi aux faveurs d'un climat ensoleillé, qui laisse largement à la végétation six mois au moins de température et de pluies propices.

Le sol s'y partageait naturellement entre espaces découverts dont les arbres ne sont pas exclus, et forêts où dominent les arbres à feuilles caduques. C'est dans ce cadre que se sont fixés les groupements et les habitudes des populations rurales.

Les témoignages anciens, ceux de Polybe, Strabon, Pline, d'Hérodote même sont unanimes sur l'abondance nourricière et le nombre des populations; ce n'est pas d'hier que la multitude des peuples établis au cœur de l'Europe est un objet d'étonnement et un peu de crainte pour les Méditerranéens. Mais en même temps des différences se manifestent avec les contrées de civilisation plus ancienne. On discerne un état économique moins unifié, plus imprégné de localisme que celui des riverains de la Méditerranée. Chacun de ces peuples, Gaulois, Germains, Illyriens, Daces, Thraces, Sarmates, a ses habitudes propres d'alimentation et de boisson diverses sortes de mils, surtout chez les Slaves et dans l'Est de l'Europe, le seigle ou l'épeautre chez les Germains, le mil et le seigle à côté du blé chez les Lacustres de l'Europe centrale ; comme boissons dérivées, ici la cervoise, la bière de froment, l'hydromel, peut-être déjà la tsuica valaque, liqueur de prunes. Certaines cultures spéciales, comme l'épeautre, ont encore conservé un reste d'existence dans quelques cantons de Suisse allemande ou de Souabe; mais quoique le blé et la vigne, avec leur escorte d'arbres fruitiers originaires d'Orient, aient presque entièrement prévalu, les habitudes nourricières contractées dans cette partie centrale de l'Europe, après avoir été jadis modifiées dans une certaine mesure par la conquête de Rome, ne cèdent que lentement de nos jours à celles que propage autour d'elle la vie urbaine.

Les conditions de climat et de sol qui ont favorisé ce remarquable développement se trouvent réunies en Europe entre 45o et 55o environ de latitude de l'Aquitaine au Nord de l'Angleterre, de la Lombardie au Sud de la Scandinavie, de la péninsule balkanique à la région de Moscou. Plus au Sud une fâcheuse restriction est opposée par la sécheresse des étés et la pénurie de terre végétale; plus au Nord c'est la fréquence des gelées et la brièveté de la saison chaude, qui abrègent et compromettent les cultures. Mais dans l'intervalle un assez vaste domaine s'ouvre à des possibilités que l'homme a largement mises à profit.

Le mot de « paysage de parc » qu'on applique parfois à la physionomie de cette partie de l'Europe répond plutôt à un état primitif qu'à une réalité présente ; car entre les cultures et les arbres dont nos exigences alimentaires ont fait élection, un classement s'est établi, des groupements plus ou moins systématiques ont remplacé le libre

enchevêtrement des espèces. La forêt, quand elle n'a pas disparu, s'est retranchée sur de certains sols, à de certains niveaux ; et tandis que les cultures de céréales revendiquaient des champs ou espaces libres, c'est suivant des dispositions spéciales que se sont ordonnées les nombreuses espèces d'arbres que l'homme a admis à concourir à son alimentation. La plupart se sont ralliés à portée des groupements humains, comme des favoris qu'on aime à voir : c'est ainsi que, sui-vant les terrains et les lieux, le châtaignier, le noyer, pour ne citer que les plus répandus, sont les compagnons fidèles des maisons rurales ou des villages. Plus d'ailleurs on s'avance vers le Nord, plus il convient de tenir compte de l'orientation, des nécessités de l'obliquité croissante des rayons solaires aussi voit-on s'étager sur les pentes favo-risées tantôt ces châtaigneraies en gradins qui couvraient les flancs du Vivarais, tantôt les pruniers qui, de l'Aquitaine à la péninsule balkanique, parsèment les flancs des collines le mieux abritées. A côté des champs qui s'étalent, ces arbres et légumes cultivés en jardins, rassemblés en vergers ou courtils autour des habitations, représentent une des deux faces, et non la moindre, de la physionomie nourricière que l'homme, aidant la nature, a imprimée à ces contrées. Si la châtaigne ne joue plus aujourd'hui dans l'alimentation humaine le même rôle que lorsqu'elle suppléait en hiver à l'insuffisance des provisions de céréales, on voit encore, à la densité de populations qui correspond à la châtaigneraie, la preuve de l'attraction qu'elle a exercée sur les hommes. Le noyer, outre son fruit, fournit son huile à la consommation journalière. La récolte du prunier offre en Serbie et dans l'Olténie valaque l'image de joie qui s'associe à nos vendanges.

On pourrait s'étonner, puisque la forêt s'oppose aux cultures, de l'importance qui lui est accordée dans les préoccupations des hommes d'autrefois, de la fréquente répétition, dans les chartes ou contrats ruraux, de clauses qui la concernent. De toutes les raisons qu'on pourrait alléguer à ce propos, besoin de combustible, de matériaux ou simplement de chasse, la principale est sans contredit son utilité pour l'élevage. Il n'est pas rare qu'on aperçoive, dans des espaces aujourd'hui complètement déboisés, un chêne isolé que le hasard, quelque superstition peut-être, ont préservé. Ce patriarche est le plus souvent le dernier témoin qui subsiste de ce bois ou de ces boqueteaux, qu'ont maintenant remplacés les cultures, mais qui jadis tenaient près d'elle leur rôle. « Quand on feuillette, dit un forestier allemand, Gradmann, les collections de chartes du haut moyen âge, on ne trouve presque jamais le nom du bois, sans que celui du porc n'y soit mentionné. » Même chose chez nous, où la glandée est si fréquemment

l'objet de transactions et clauses spéciales. Les nombreuses variétés de chênes à feuilles caduques, et subsidiairement les arbres à fagnes comme le hêtre, sans parler du châtaignier, étaient regardés comme nourriciers, comme indispensables éléments d'économie rurale, par opposition aux espèces qui n'ont pour elles que leur beauté esthétique ou leur rôle trop méconnu d'agents naturels. Une idée d'utilité pratique et quotidienne s'y attachait.

Avant que l'introduction du maïs, et plus tard celle des cultures industrielles eussent facilité et étendu encore l'élevage du porc, cet animal prolifique fut une des ressources qui assuraient l'existence humaine cela n'a pas changé. Il grouille dans les rues des villages, il cohabite avec le paysan, son engraissement est un objet de tendres préoccupations, son sacrifice fait date dans le calendrier rural. Avec sa chair et ses reliefs de toutes sortes, dûment manipulés et conservés, se compose pour l'année le menu presque exclusif d'alimentation carnée. Et les choses ne se passent pas autrement que lorsque les jambons de Gaule faisaient figure auprès de la gastronomie romaine, ou que les textes anciens nous parlaient d'innombrables troupeaux de porcs vagabondant dans la « Pannonie glandifère ».

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Tout ce faisceau de cultures nourricières se dénoue à mesure que le chêne fait place aux essences aciculaires, la terre-noire aux sols pauvres en humus, et que la végétation des plantes annuelles cesse de disposer de quatre ou cinq mois de hautes températures : le porc désormais fait défaut à l'élevage, le maïs et le blé d'hiver aux céréales; avec eux disparaissent nombre d'arbres fruitiers, et surtout le cortège de légumineuses variées, fèves, lentilles, haricots, pois, qui contribuent pour une si forte part à l'alimentation des peuples d'Europe: invasion venue du Sud qui expire vers Moscou.

Il semblerait donc qu'au Nord du 55o de latitude, l'économie rurale n'eût qu'à enregistrer un appauvrissement successif. Mais c'est alors qu'au Nord-Ouest, et jusqu'assez avant dans le Nord, les avantages du climat océanique entrent en jeu. Certains végétaux tels que le chou, les raves ou navets à racines charnues, probablement indigènes dans l'Europe occidentale, ont tenu de bonne heure leur place dans le régime alimentaire des peuples celtes et germaniques. Avec le seigle, céréale rustique, et l'orge, qui entre toutes les céréales se contente du cycle le plus court, ces plantes ont à pourvoir à la nourriture végétale des hommes, en attendant les ressources subsidiaires qui sont venues

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