Images de page
PDF
ePub

CHAPITRE VI

L'ÉVOLUTION DES CIVILISATIONS

I.

TENDANCE NATURELLE AU PERFECTIONNEMENT

Observez dans une vitrine de musée l'attirail de vêtements, armes et parures du monde mélanésien; aux coquilles, écailles de tortues, dents, arêtes, bois et fibres végétales, vous reconnaissez l'empreinte du milieu littoral et équatorial; dans les ornements brésiliens, vous retrouvez les plumes des oiseaux bariolés des forêts; dans ceux des pasteurs cafres les peaux de rhinocéros, les lanières d'hippopotames; vous devinez autant d'adaptations à des genres de vie inspirés directement du milieu ambiant. Ce milieu a été peu modifié, sauf les incendies, les défrichements temporaires; le monde végétal et animal reste à l'état de nature; et d'autre part, presque rien n'a été emprunté au dehors. Jetez ensuite un regard autour de vous; voyez ces contrées de haute civilisation, où nos champs, prairies, forêts mêmes sont en partie des œuvres artificielles, où nos compagnons, animaux et végétaux, sont exclusivement ceux que nous avons choisis, où les produits, les instruments, le matériel sont plus ou moins cosmopolites. D'un côté des civilisations franchement autonomes de l'autre des civilisations où le milieu ne se distingue qu'à travers les complications d'éléments hétérogènes. Il semble qu'il y ait un abîme entre ces rudiments de culture, expression de milieux locaux, et ces résultats de progrès accumulés dont vivent nos civilisations supérieures. Les uns sont si exactement calqués sur les lieux où ils se trouvent, qu'on ne peut ni les transporter ni les imaginer ailleurs ; les autres sont doués de la faculté de se communiquer et de se répandre.

Cependant, chacun de ces types de civilisations procède de développements qui ont mêmes racines. C'est dans le milieu ambiant que partout les groupes d'hommes ont commencé à chercher les moyens de pourvoir aux besoins de leur existence. La plupart ont fait preuve

dans cette recherche de qualités d'ingéniosité et d'invention qui montrent dans la nature humaine plus d'égalité originelle que nos préjugés de civilisés ne l'admettent : l'homme ne s'est pas contenté d'user de l'abri des arbres, des roches, pour se mettre en sûreté, de cueillir à l'aventure les racines ou graines spontanément sorties du sol, de chasser à la manière des bêtes de proie; il a tiré du palmier, du bambou, des dépouilles d'animaux marins ou terrestres, de la pierre et de l'argile, du cuivre et du fer, un monde d'objets qu'il a frappés de son empreinte, créés à son intention. Ce que plus tard il a obtenu en appliquant à la navigation les énergies naturelles de l'air et de l'eau, plus tard encore, en utilisant la force d'expansion des gaz, les sources de chaleur et de lumière amassées par les anciens âges dans les entrailles du sol, récemment enfin les énergies plus mystérieuses de l'électricité, l'homme des civilisations primitives l'a commencé en appliquant à ces fins les animaux et plantes que rencontrait sa vue, le sol qu'il foulait à ses pieds. Par là il était condamné à rencontrer des conditions plus ou moins favorables. Dans l'espace mesuré dont il disposait, les auxiliaires pouvaient être rares, et l'on sait qu'en certaines contrées comme l'Océanie, l'indigence de la nature native paralysa ces développements. Toutefois, même là, l'instrument qui supplée à ce qui manque à l'homme en force et vitesse, apparaît partout comme un germe d'où, si rudimentaire qu'il soit, peut sortir, les conditions étant favorables, une longue suite de progrès, comme un acte d'initiative, une force de volonté.

La nature fournit à l'homme des matériaux qui ont leurs exigences propres, leurs facilités spéciales, leurs incapacités aussi, qui se prêtent à certaines applications plutôt qu'à d'autres ; en cela elle est suggestive, parfois restrictive. Toutefois, la nature n'agit que comme conseillère. En créant des instruments, l'homme a poursuivi une intention; en s'appliquant de plus en plus à perfectionner ses armes, ses ustensiles de chasse, de pêche ou de culture, les demeures où il pouvait mettre en sûreté sa personne et ses biens, son outillage domestique ou ses ornements de luxe, il a été guidé par un désir d'appropriation plus précise à un but déterminé. Dans les différentes conditions de milieux où il se trouvait placé, ayant tout d'abord à assurer son existence, il a concentré tout ce qu'il y avait en lui d'adresse et d'ingéniosité sur ce but. Les résultats qu'il a atteints, si inférieurs qu'ils puissent nous paraître, témoignent de qualités qui ne diffèrent de celles qui trouvent leur emploi dans nos civilisations modernes, que par la moindre somme d'expériences accumulées. Il y a certes des inégalités, des degrés divers dans l'invention; mais partout l'étude du matériel ethno

graphique dénote de l'ingéniosité, même dans un cercle restreint d'idées et de besoins.

Les instruments que l'homme met en œuvre au service de sa conception de l'existence, dérivent d'intentions et d'efforts coordonnés en vue d'un genre de vie. Par là ils forment un ensemble, ils s'enchaînent et montrent entre eux une sorte de filiation. Une application en appelle une autre. Le chasseur, pour perfectionner ses armes de jet, boumerang, sagaye ou javelot, sarbacane, arc et flèche, introduit des modifications: il recourbe ou allonge son arc suivant l'envergure qu'il doit obtenir; il protège d'un bracelet le bras que peut endommager le contre-coup de la corde; il garnit la flèche de plumes qui régularisent son élan, il en amortit la pointe quand il craint d'endommager le plumage de l'oiseau qu'il veut atteindre. Il s'arme d'un bouclier qui résiste à l'attaque. Le bouclier, léger et maniable devant les armes de jet, s'est allongé et alourdi en s'alliant à la pique et à la lance pour permettre de s'arc-bouter contre l'assaut de l'ennemi ou de la bête fauve. Si le Nègre africain de la zone tropicale pratique la métallurgie du fer, il réalise dans les formes de couteaux, leurs contournements et ciselures, leurs barbelures, une variété qui vise autant de diversités d'emplois.

Le matériel que le Kirghiz a créé à l'usage de sa vie de déplacements périodiques, la forme de sa tente, de ses vêtements, réalisent un ensemble où tout se tient, comme la personnification d'un genre de vie. De même, le matériel qu'a créé l'Eskimau pour subvenir aux besoins de la pêche, de la navigation sur mer, des rapides trajets sur la glace ou sur le sol de la toundra, traîneaux et attelages, kayaks et harpons, vêtements, huttes, représente un tout dont les diverses pièces sont coordonnées.

Est-ce seulement le stimulant de l'utilité pratique qui préside à ces combinaisons ? On y reconnaîtra un élément qui entre dans toute œuvre imprégnée de patience et d'attention minutieuse, quelque chose d'analogue à ce qui soutient l'artiste dans sa lutte contre la matière, dans son effort pour lui communiquer l'impression qui est en luimême. La poterie n'est pas moins significative à cet égard que la métallurgie primitive. Le doigt du potier indigène, en Guyane aussi bien qu'au Pérou, depuis la Chine méridionale jusqu'à l'extrémité occidentale de la Berbérie, pétrit la matière au gré de ses fantaisies et de ses besoins. Le fini de certains instruments fabriqués, par exemple chez les Eskimaux, avec de simples arètes ou os de poissons, ou chez certains Polynésiens avec des coquilles d'une remarquable dureté, chez les Maoris de la Nouvelle-Zélande avec les bois durs dont ils

cerclaient les membrures de leurs embarcations, dénote une patience qui n'est autre chose que l'amour de l'artiste pour son œuvre.

En Océanie, comme dans le Japon primitif, en Chine ou au Mexique, le travail humain s'est acharné sur certaines pierres dures, jade, obsidienne, serpentine, dont l'éclat l'avait séduit et en a tiré une multiplicité de figurines ou d'objets, tout un matériel de luxe qui est transmis et survit en partie dans les civilisations raffinées. L'étonnement que nous éprouvons devant la perfection que les préhistoriques du Nord de l'Europe surent donner aux instruments de pierre polie ; celui qui nous frappe devant ces images rupestres, où les artistes des grottes de l'Espagne et du Sud-Ouest de la France reproduisaient avec talent les animaux qu'ils rencontraient dans leurs chasses, nous révèlent chez ces lointains ancêtres l'artiste qui est en nous.

Ainsi, à travers les matériaux que la nature lui fournissait, parfois en dépit de leur rebellion ou de leur insuffisance, l'homme a poursuivi des intentions, réalisé de l'art. Obéissant à ses impulsions et à ses goûts propres, il a humanisé à son usage la nature ambiante. Nous voyons à des degrés divers une série de développements originaux. Le matériel, si appauvri qu'il nous soit offert aujourd'hui, des civilisations autonomes qui se sont formées, dans les milieux différents que nous a révélés la connaissance de la terre, représente, non un début, mais toute une série d'efforts accomplis sur place. Ces civilisations rudimentaires, qui nous reportent aux périodes archaïques de nos propres civilisations, sont déjà pourtant elles-mêmes un aboutissement, un résultat de progrès dans lesquels se sont visiblement exercés l'initiative, la volonté, le sens artistique.

[blocks in formation]

Il est alors assez surprenant de constater que beaucoup de ces civilisations se sont arrêtées en route, que la série des progrès s'est interrompue, et que, en bien des endroits, la sève d'inventions semble s'être tarie. Les mêmes procédés de culture se répètent sans modifications au Soudan (bien que de nouvelles plantes venues d'Amérique s'y soient introduites). La même charrue qu'il y a plusieurs milliers d'années est en usage sur les bords de la Méditerranée, chez les Berbères. Les types d'habitations, cases cylindriques en pisé et en paille, cases rectangulaires à toits inclinés et piliers de soutien, se répètent à satiété, suivant les zones, dans le Centre et l'Ouest africain. Le forgeron nègre travaille avec son appareil portatif comme le faisaient ses lointains ancêtres. Les couffins du Fellah égyptien, les jarres du pays

castillan restent fidèles à des types depuis longtemps fixés et désormais invariables que représentent les monuments figurés.

Même dans ces contrées de civilisation avancée, le cercle des genres de vie s'est fermé. Les richesses minérales dont la Chine abonde n'ont pas fait du Chinois un mineur. Cet ingénieux cultivateur ne s'est adonné ni à l'horticulture, ni à l'élevage. Les mêmes errements persistent sans changement sensible. De telle sorte qu'après avoir noté les indices d'une évolution capable d'atteindre une perfection relative, nous notons une certaine impuissance, soit à pousser plus loin, soit à aborder des directions différentes. La série d'efforts par lesquels, chasseur ou pêcheur, agriculteur ou pasteur, l'homme a assuré son existence, semble avoir aiguillé son intelligence dans un sens dont elle ne dévie plus. Un moment arrive où ces efforts s'arrêtent. Si rien ne vient de nouveau solliciter l'activité, elle s'endort sur les résultats acquis. Une période de stagnation succède à des périodes de progrès ainsi qu'il est advenu en Chine et ailleurs.

L'homme est sollicité vers l'inaction par une pente naturelle. Une tentation de torpeur le guette. On a vu des naufragés que le hasard avait réunis dans l'archipel de Tristan da Cunha, s'y habituer à une vie de lenteur et d'indolence, au point qu'au bout d'une génération ou deux, ils étaient incapables d'en affronter une autre. Il faut donc qu'une force étrangère intervienne. Si nous en croyons le poète « l'activité humaine ne peut que trop aisément s'endormir. Elle ne tarde pas à se complaire dans un état complet de repos. C'est pourquoi je tiens à lui donner ce compagnon qui aiguillonne et agit et qui, étant le diable, doit créer. » 1

Diable ou non, ce principe d'inquiétude et de mécontentement, capable d'action créatrice, existe dans les replis de l'âme humaine, mais il n'agit qu'à son heure, suivant le temps et les hommes. Pour qu'il s'éveille il faut que l'idée du mieux se présente sous forme concrète, qu'on entrevoie ailleurs une réalisation capable de faire envie. L'isolement, l'absence d'impressions du dehors semblent donc le premier obstacle qui s'oppose à cette conception du progrès. Effectivement, les sociétés humaines que les conditions géographiques ont tenu à l'écart, soit dans les îles, soit dans les replis des montagnes, soit dans les déserts, soit dans les clairières des forêts, paraissent frappées d'immobilité et de stagnation. C'est en Islande, chez les Touareg, dans le Kafiristan, que l'archaïsme offre aujourd'hui ses meilleurs types.

[merged small][merged small][ocr errors][merged small]
« PrécédentContinuer »