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Avant que l'heure des chemins de fer eût sonné pour l'Inde, une route avait été entreprise (1851), pour relier de part en part la plaine de 3.000 kilomètres qui se déroule depuis les passes de l'Afghanistan jusqu'au golfe du Bengale: la voie de Pechawer à Calcutta, le Great Trunk Road fut comme la voie Appienne du nouvel empire des Indes, œuvre d'impérialisme, mais œuvre populaire aussi, car elle facilita la circulation de cette fourmilière hindoue que des motifs de commerce, de religion ou de vagabondage entretiennent en mouvement perpétuel. Avant le transsibérien, la Russie avait tracé à travers la Sibérie la route des chercheurs d'or et des déportés. De 1811 à 1833, le gouvernement fédéral des États-Unis construisit une route transversale, National Road, qui, entre le Maryland et l'Ohio, franchit les Alleghanys, mais s'arrêta dans l'Indiana sans pousser jusqu'à Saint-Louis qui était son but primitif.

Ces précédents doivent entrer en ligne de compte pour apprécier la grande révolution géographique à laquelle les chemins de fer ont donné le branle.

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Le réseau des routes a été le canevas sur lequel s'est inscrit en Europe celui des chemins de fer. Accru chez nous par l'impulsion donnée aux chemins vicinaux, le roulage sur route a drainé la circulation vers les chemins de fer. Il n'est nulle part plus actif que dans les régions industrielles dans celle de Lille, par exemple, à côté d'un réseau ferré particulièrement serré, la route a trouvé dans de nouveaux moyens de transport (automobiles, tramways électriques, etc.) un renouveau d'activité. Les chemins muletiers continuent d'ailleurs à sillonner les montagnes et les contrées écartées; les pistes à suivre dans les steppes des directions marquées vers d'anciens marchés. Ainsi, dans les pays de vieille civilisation, l'appareil de circulation qu'avait formé le temps subsiste et coexiste avec la forme nouvelle. De là naît une différence des plus sensibles avec les régions que n'a pas déjà sillonnées une circulation plusieurs fois séculaire. Les routes bordées d'arbres font partie de la physionomie de nos vieilles contrées d'Europe. Des villages de distance en distance, marquant d'anciennes étapes, s'animent sur leurs parcours; parfois, à proximité veillent de vieux bourgs aujourd'hui un peu languissants et solitaires, poursuivant leur existence aux points mêmes où les anciennes nécessités de la circulation les avaient fixés. La place de ces marchés ou de ces petits centres administratifs était commandée par la possibilité d'y parvenir en quelques heures, d'en revenir le même jour. Leur répartition obéissait à une sorte de rythme en rapport avec le déplacement du train ordinaire de la vie. Cet ensemble manque dans les pays neufs.

Ce sont des traits, entre beaucoup d'autres, que le regard est déconcerté de ne pas trouver dans les contrées où le chemin de fer, proles sine matre creata, est seul agent et seul maître.

La route carrossable avait déjà fait ses preuves avant le chemin de fer. Elle avait contribué à supprimer en partie l'obstacle des Alpes, ouvert l'Algérie, franchi les Appalaches, réalisé des réseaux de plusieurs milliers de kilomètres. En ces progrès s'exprimait le besoin de communications plus libres, plus étendues, qui travaillait partout la civilisation moderne. Ce que la route tentait, le chemin de fer allait l'accomplir. Le besoin allait, sinon créer, du moins perfectionner l'organe. Il est vrai que le nouveau mode de transport avait encore à surmonter de plus grands obstacles. Les poids énormes qu'il s'agit de transporter ne s'accommodent pas des pentes fortes; quand ce n'est pas par des tranchées, des tunnels ou des viaducs que l'obstacle est surmonté, c'est au moyen de courbes longeant le flanc des vallées, graduant l'ascension des versants. Mais encore la prudence exige-t-elle, surtout sur les lignes de grand transport, que ces courbes ne dépassent pas un rayon assez restreint. A ces difficultés que l'art des ingénieurs a dû vaincre chez nous à grands frais, s'ajoutent, s'il s'agit de régions tropicales, celle des fleuves à crues périodiques, sur lesquels il est difficile d'assurer aux ponts des fondements solides. Cela crée des inégalités entre les régions; et l'on s'explique qu'il y ait ainsi une avance prise par certaines contrées, celles qui offraient aux exigences nouvelles de ce mode de circulation les surfaces les plus favorables. La continuité de vastes plaines permettant de conserver des directions rectilignes, la consistance du sol permettant de garantir la solidité des déblais contre les glissements, l'aplanissement général des surfaces, devinrent des circonstances décisives. La supériorité du bassin parisien et de nos plaines du Nord sur les régions accidentées du Massif Central, sur le morcellement territorial de la Bretagne se dessina avec plus de force. Il s'écoula des années avant que le Massif Central fût traversé de part en part; la compagnie dite du Grand Central ne put venir à bout de sa tâche et dut abandonner aux compagnies voisines (Orléans et P.-L.-M.) les concessions obtenues.

Dans l'Europe continentale, l'avantage des communications faciles qui avait favorisé le développement des ligues hanséatiques et les rapports entre le Rhin et l'Elbe (Hellweg), revint plus que jamais à la zone qui traverse l'Allemagne du Nord au pied des dernières collines.

Une zone de surfaces nivelées se prolonge en Russie surtout entre les 50° et 55o de latitude. Combien, au contraire, les rugueuses pénin

sules de l'Europe méridionale étaient moins avantageusement disposées! Leurs chaînes de plissement et l'activité de l'érosion qu'elles engendrent, y multiplient les obstacles. L'Italie a dû lutter à force de bras et d'argent contre les glissements du terrain qui rendaient si difficile et si dispendieuse la construction, indispensable à son unité, de chemins de fer à travers les Apennins de Toscane. C'est qu'en effet, à mesure que se sont déroulées les conséquences du chemin de fer, la différence s'est accentuée entre les contrées qui en étaient pourvues et celles qui ne l'étaient pas, et a créé pour ces dernières une telle infériorité qu'à tout prix il a fallu la combattre. L'obstacle physique a cessé d'être irréductible. L'avantage politique et commercial est assez grand pour que les capitaux s'y mesurent. L'enjeu a grandi en proportion des bénéfices. C'est ainsi que nos montagnes et déserts ont été franchis par le rail. Les perfectionnements mécaniques ont marché de pair. On ne recule pas devant des pentes jugées jadis inabordables, jusqu'à 20 à 25 millim. par mètre; la traction électrique ouvre de nouvelles perspectives. Ainsi dans l'évolution des communications, l'obstacle matériel n'est plus que relatif. Il cède à la nécessité de relier les grands marchés producteurs, de perfectionner l'outillage économique d'un État. Est-ce à dire que les obstacles physiques soient supprimés? Nullement. Il est même significatif que ces percées de montagnes par de longs tunnels nous ont mis aux prises avec un danger que ne connaissaient pas les routes d'autrefois, celui de l'irruption des eaux intérieures.

Quelques changements qu'aient apportés les chemins de fer, ils s'ajoutent au passé plus qu'ils ne le remplacent. Il faut tenir grand compte de ce qu'avaient préalablement accompli les routes, des conséquences qu'elles avaient produites et qui persistent à travers les faits économiques de l'âge actuel. Par exemple l'industrie moderne s'est greffée très souvent sur les relations créées par les routes. Si beaucoup de nos villes industrielles ont su conserver leur vitalité malgré les vicissitudes auxquelles leurs genres de travail ont été en butte, elles le doivent à leur position sur des routes très anciennement fréquentées par le commerce. Lyon, Milan, Zurich, Nuremberg, Leipzig ont été à l'origine des lieux de rencontres de foires, de marchés, à la convergence des routes. Une des plus actives zones industrielles du Nord de l'Allemagne est celle qui se trouve le long du Hellweg, voie de commerce qui unissait le Rhin à la sortie du Massif Schisteux au coude que l'Elbe décrit vers l'Ouest. La Black Country elle-même, en Angleterre, comptait depuis longtemps des marchés qui s'étaient formés au passage de la route de Londres vers la mer d'Irlande...

VIDAL-LABLACHE, Géographie humaine.

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Ainsi avait été amassé le terreau fertile sur lequel devaient fructifier les développements futurs. Car ce n'est pas seulement la présence du combustible et du minerai, de la matière brute qui fait les foyers d'industrie il faut compter l'élément psychologique qui tient aux habitudes, à la familiarité avec le dehors, aux perspectives de relations lointaines, enfin au crédit, au sens des affaires. Tout cela, ce sont des germes qui se déposent le long de ces vieilles routes.

Là est une des différences essentielles entre l'Europe et l'Amérique.

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Les deux éléments qui constituent le chemin de fer, le rail et la locomotive, ont une commune patrie d'origine. C'est sur les lieux où il a fallu aviser au transport de matières lourdes qu'on a commencé à se servir de rails. Le charrois sur rails fonctionnait sous terre, dans les mines de la Grande-Bretagne, avant qu'on ne vît se prolonger le ruban de voies ferrées à la surface. L'emploi de la force motrice de la vapeur, d'abord pour élever l'eau, puis pour actionner les métiers mécaniques était répandu à la fin du XVIIIe siècle dans les districts industriels et miniers de l'Angleterre et du Pays de Galles. La substitution de la locomotive à la machine fixe, la combinaison de la locomotive et du rail, telles qu'elles furent réalisées pour la première fois par Stephenson, après un premier essai entre Stockton et Darlington, en 1830 entre Manchester et Liverpool, sont des événements en étroite connexion avec les lieux où ils ont pris naissance. Par un enchaînement de procédés et de découvertes qui se succédaient depuis plus d'un siècle dans les régions minières et métallurgiques du Centre et de l'Est de l'Angleterre, l'invention décisive avait été préparée et comme fixée d'avance. Elle est inséparable des faits précurseurs dans lesquels perce nettement, sous l'impulsion de la nature, le génie mécanique de la race.

Ce furent notamment : 1o la grande extraction de la houille, conséquence de son application à la fonte des minerais; 2o la substitution de la houille au bois et de la vapeur à la force hydraulique ; 3°o l'essor que prend l'exploitation du fer, par suite de sa substitution sur une grande échelle au bois dans les constructions. Ainsi, les principaux éléments de l'industrie moderne étaient déjà entrés en activité; et s'annonçait l'importance qu'allaient prendre les régions dotées de fer

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