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maritimes, le grand port peut avoir la puissance de les détourner. Son rôle le plus évident reste cependant la consécration et l'exploitation des relations établies entre les lignes de la circulation mondiale à travers les continents et les océans.

Dans l'histoire économique du dernier siècle, on rappellera toujours une coïncidence frappante, celle de l'ouverture, à six mois d'intervalle, du premier transcontinental qui ait traversé l'Amérique du Nord et du canal de Suez. L'Union Central Pacific (10 mai 1869) fut le signe avant-coureur d'une série de constructions qui relièrent l'AtlantiqueNord au Pacifique-Nord. Douze ans après, cinq autres lignes traversaient le continent américain ; le Far-West conduisait vers l'ExtrêmeOrient. D'autres têtes de lignes, combinant leurs services de paquebots avec leurs voies ferrées, s'ajoutèrent à San-Francisco, avec l'avantage d'une traversée plus courte Seattle et Tacoma dans le Puget Sound, Vancouver à l'extrémité de la bande de 6.000 kilomètres qui recueille à Halifax le voyageur venu de Liverpool pour le mener en 5 jours au bord du Pacifique, et 10 jours après au Japon. Le commerce va grandissant entre l'Amérique du Nord et le Japon et la Chine; dans la Chine déboisée, les bois de Colombie britannique, les grains du Manitoba, le pétrole de Californie sont l'objet d'une demande. La même inégalité de population existe entre les deux bords du Pacifique qu'entre ceux de l'Atlantique. Toutefois, avec ces peuples d'Extrême-Orient, il existe trop de différences originelles pour qu'une adaptation des marchés soit aussi aisée qu'entre l'Amérique et l'Europe. L'ingéniosité commerciale des Américains du Nord travaille à la réaliser. Elle s'étudie à accommoder l'offre à la demande, à flatter même le Chinois et le Japonais comme consommateurs, tout en le repoussant comme immigrant.

Par un autre chemin, l'Extrême-Orient s'est rattaché au commerce mondial. Lorsqu'en novembre 1869 les premiers navires passèrent de la Méditerranée dans la mer Rouge, réalisant une des plus anciennes idées saint-simoniennes, des géographes aussi compétents qu'Oscar Peschel étaient loin d'apprécier à sa valeur la future importance commerciale de cette route. Il ne semblait pas que cette voie maritime se faufilant de détroits en détroits entre les masses continentales, franchissant à Gibraltar, Malte, Suez, Aden, Singapore une série de portes aisées à fermer, pût disputer la suprématie commerciale à la grande voie maritime du Cap.

On ne pouvait encore se rendre compte des changements que la rapidité et la ponctualité des services maritimes, l'accroissement du tonnage, l'ouverture d'arrière-pays devaient apporter dans les rapports

des contrées. Ce qui s'échange le long de cette voie tortueuse qui touche aux plus anciennes contrées civilisées, qui pousse ses embranchements vers l'Afrique orientale et l'Australie, ce sont des objets manufacturés d'Europe contre des produits naturels de l'Asie. Ces produits différent de ceux que recherchait le commerce ancien (épices, or et encens, etc.), qui s'accommodaient des retards de longues traversées, qui pouvaient impunément affronter de longues journées de navigation sous les Tropiques. Ce sont des produits que réclament instamment, à dates fixes et en quantités considérables, les besoins alimentaires et industriels des multitudes d'Europe. L'Amérique, sans doute, y pourvoit, mais il serait imprudent, pour assurer la satisfaction de besoins de première nécessité, de rester à la merci d'un ou deux centres de production. La récolte de blé peut manquer en Amérique; celle du coton peut être insuffisante; des épizooties et des sécheresses peuvent opérer des rafles sur le stock d'animaux à laine et à peaux que consomme l'Europe. Et d'ailleurs les pays neufs ne voient-ils pas, à leur tour, augmenter leur population et se développer leurs industries, diminuant d'autant leurs disponibilités ?

C'est sur ces conditions, en partie imprévues, que sont fondés les progrès de la grande voie maritime de l'ancien monde. On a vu successivement entrer en ligne de compte, dans le tonnage d'environ 15 millions de tonnes qui sillonne le canal de Suez, le coton de l'Inde occidentale, les blés du Pendjab, les riz de l'Indochine, le thé de la Chine du Sud. Et à mesure que se prolongent vers le Nord les réseaux ferrés, interviennent les fèves oléagineuses (soya) de Mandchourie, bientôt peut-être le blé de la Mandchourie du Nord, les bois de Sibérie.

La part prépondérante de l'Inde dans le commerce du canal de Suez tient à l'avance que lui donne son réseau de chemins de fer, commencé dès 1856. C'est assurément un phénomène curieux et au premier abord paradoxal que de voir une contrée aussi chargée de population devenir nourricière d'autrui. L'Inde dispose en moyenne d'environ 20 millions d'hectolitres de blé pour l'Europe; ses récoltes de blé et de coton sont attendues, escomptées chaque année; cette exportation fournit à Kurratchi et à Bombay son principal élément. Et néanmoins si les famines n'ont pas disparu, leur fréquence et leurs effets ont été en partie conjurés. L'organisation des transports, appuyée sur un réseau considérable de chemins de fer (plus de 50.000 km.), a régularisé la circulation intérieure en même temps qu'elle rattachait l'arrière-pays aux ports maritimes. Ce que le machinisme, suppléant à la pénurie de bras humains, a pu accomplir en Amérique, l'a été, dans cette vieille terre, à la faveur des habitudes traditionnelles de ses populations

rurales. Il y a une vertu singulière d'élasticité dans ces anciennes civilisations fondées sur ce qui change le moins, la fécondité du sol, les forces réparatives de la terre. Que l'Inde sillonnée de chemins de fer, et mise à 20 jours de l'Europe, fasse un commerce de plus de 5 milliards de francs, dont les deux tiers avec l'Europe; que l'Égypte ait vu depuis 1882 à 1897 augmenter sa population de 6.814.000 à 9.734.000 et à 11.287.000 en 1907 avec un commerce dépassant 1.300 millions, de tels résultats, joints à ceux que nous fournissent l'Algérie et la Tunisie, montrent une faculté de rénovation qui justifie les efforts et les espoirs dont ils sont l'objet.

Il est vrai que ces contrées sont passées sous des dominations européennes la Chine, qui entre à peine dans la période d'expériences, y apporte une civilisation autonome, à peu près intacte, avec une somme d'habitudes, d'intérêts, de préjugés, dont l'adaptation à un système de l'étranger ne peut s'accomplir sans résistance. Toutefois, la cause des chemins de fer là aussi est gagnée; et l'on peut attendre d'eux un contact plus intime entre les deux plus considérables foyers de population du monde.

IX. CONCLUSION

Ainsi agit, déjouant ou dépassant les prévisions, une puissance géographique dont rien ne permettait de mesurer les effets. De tous ces systèmes de communication se forme un réseau qu'on peut qualifier de mondial. Il embrasse, en effet, sinon la totalité du globe, du moins une étendue assez grande pour que rien à peu près n'échappe à son étreinte. Sa puissance est faite d'accumulation de ses effets. C'est le résultat total de combinaisons multiples, accomplies dans des milieux différents, par le rail, la navigation maritime ou intérieure: aux ÉtatsUnis, la navigation des Grands-Lacs avec les chemins de fer qui en recueillent et en prolongent le trafic; en Angleterre, un développement extraordinaire de la marine marchande, disposant d'un fret que complète la houille; aux Pays-Bas et en Allemagne, une batellerie fluviale de fort tonnage pénétrant jusqu'au cœur du continent, et des chemins de fer combinant leurs trafics avec le Sud-Est de l'Europe; en Afrique, l'utilisation des grands fleuves, Nil, Niger, Congo, Zambèze, reliés, soit à la mer, soit entre leurs biefs navigables par des voies ferrées; enfin, l'attaque de l'Asie centrale, tandis que, par le canal de Suez, s'accomplissait la jonction de deux domaines auparavant distincts du commerce maritime. Ce qu'il faut voir dans la variété des obstacles vaincus, c'est le désir de réaliser des adaptations telles que tout ce

qui grève le transport des denrées soit réduit au minimum, que la circulation soit le moins possible soumise à des transbordements et à des frais accessoires.

Entre les chemins de fer transcontinentaux et la navigation maritime, il semble qu'il s'établisse un partage d'attributions, peut-être aussi un partage géographique. La concentration des continents de l'hémisphère boréal entre 60o et 30o de latitude donne lieu à une extension zonale de voies ferrées traversant d'un bord à l'autre l'Amérique du Nord ou l'Eurasie. Le même ruban d'acier s'allonge sur plus de 5.000 km. entre New York et San-Francisco, de 6.000 entre Halifax et Vancouver, de 10.000 entre le Havre et Vladivostok. En cinq ou six jours on traverse le continent américain; en quatorze jours on peut franchir aujourd'hui la distance de Paris à Pékin. Tout ce qui exige rapidité, voyageurs, correspondance, trouve ainsi dans ces voies transcontinentales un avantage que les voies maritimes ne peuvent atteindre.

Les routes de l'Océan restent par excellence celles de l'hémisphère austral. De l'Amérique du Sud au cap de Bonne-Espérance, de là en Australie et en Nouvelle-Zélande, la mer est la voie nécessaire. Poussés par les grands frais de l'Ouest, les grands voiliers franchissent en 24 jours, sans voir terre, la distance entre le Cap et Wellington. L'Océan Pacifique, déjà traversé en diagonale entre Vancouver et Auckland, l'est depuis peu de Panama à Sydney. Des points presque imperceptibles et ignorés dans les vastes étendues océaniques (Imangareva par exemple) seront peut-être demain des étapes mondiales.

Loin d'être réellement en concurrence, les voies maritimes et continentales se prêtent, dans l'ensemble, un concours qui décuple la puissance des effets qu'elles exercent sur la vie économique. Par l'effet de cette pénétration intime des contrées, de ce contact universel auxquels bien peu échappent encore, il y a partout du fret à ramasser, des transactions à réaliser, des besoins à satisfaire. Et c'est ainsi qu'un ferment nouveau s'introduit et travaille toutes les parties du globe.

CHAPITRE IV

LA MER

I. ORIGINE DE LA NAVIGATION MARITIME

L'homme, par son corps, ses organes, son appareil respiratoire, est un être terrien, attaché à la partie solide de la terre. Ce serait peu cependant qu'un domaine réduit au quart de la surface du globe pour justifier le mot de géographie humaine. Si les terres seules offrent à l'homme la possibilité d'imprimer sa trace, d'enraciner ses œuvres, les mers ont été, par une série de conquêtes où resplendit la lumière du génie humain, ouvertes à une circulation sans limites. Depuis l'invention de la voile jusqu'à celle de la boussole et du sextant, depuis les premières observations astronomiques jusqu'au calcul des tables de déclinaisons, on suit un enchaînement de découvertes associées à la navigation maritime. L'instinct du chasseur, l'expérience du montagnard s'acquièrent et se transmettent individuellement, tandis que dans le domaine des mers où, sur d'énormes distances, aucun point de repère ne frappe les sens, ce n'est que par la science que l'homme est parvenu à trouver des routes diminuant la part du danger.

La familiarité avec la mer n'a pourtant été longtemps que le privilège de groupes restreints. On ne peut parler d'une attraction générale que la mer ait exercée sur les populations humaines; certaines côtes seulement se sont montrées attractives: celles par exemple où, chaque jour, le reflux de la marée laissait à découvert une provende facile de faune comestible (Terre de Feu), celles où l'homme trouvait un abri contre les exhalaisons malsaines des forêts marécageuses comme dans le Nord-Ouest de l'Europe, ou qu'une bordure d'îles protège contre la houle du large (Skiorgard scandinave), celles aussi que le rapprochement de bancs sous-marins rendait propices à la pêche (Tunisie orientale, mer du Nord), ou bien les parties resserrées fréquentées à époques fixes par des légions de poissons migra

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