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acclamations rompaient le silence, c'étaient les cris de l'indignation soulagée.

Si le fond des idées se retrouve nécessairement dans cette foule d'ouvrages publiés depuis sur un sujet qui semble absorber toutes les pensées, et qui sera long-temps inépuisable, on n'oubliera pas sans doute la date de ce Discours, où je n'ai rien changé; et l'on avouera peut-être, avec les auditeurs du Lycée, qu'à cette époque personne n'avait parlé de la même manière. D'ailleurs quel que soit le mérite de plusieurs écrits qui ont retracé des faits avec une énergie que personne n'apprécie plus que moi, la comparaison ne saurait nuire beaucoup, ce me semble, à un discours d'un genre différent, qui offre en résumé général ce que d'autres n'ont montré qu'en partie.

DISCOURS

PRONONCÉ A L'OUVERTURE DU LYCÉE LE 31 DÉCEMBRE 1794 1.

Qu'elle est douce et consolante la première idée qui se présente à moi au moment où je reparais devant vous! Qu'il est frappant le contraste de ce que j'y ai vu et de ce que j'y vois! et combien cette solennité annuelle, consacrée depuis dix ans dans cet asile des sciences et des lettres, a pris, d'une année à l'autre, des caractères différens! Si l'imagination long-temps flétrie par des souvenirs douloureux, se reporte involontairement vers le passé qu'elle accuse, avec quelle satisfaction elle revient se reposer sur le présent qui la ranime et l'épanouit! N'oublions point l'un, ne l'oublions jamais, afin que jamais il ne revienne:

1 Il ne faut pas oublier que l'auteur parlait à une époque où les événemens du 9 thermidor avaient donné des espérances qui semblaient devoir se réaliser.

nous en goûterons mieux l'autre, et nous apprendrons à le consolider et à le perpétuer. C'est dans ce même lieu qui nous rassemble, c'est à cette même époque que nous célébrons, que l'on vit ce qui ne s'était pas encore vu, une inauguration du temple des arts devenue en effet la prise de possession des Barbares. Il me semble les voir encore, ces brigands, sous le nom de patriotes; ces oppresseurs de la nation, sous le nom de magistrats du peuple, se répandre en foule parmi nous avec leur vêtement grotesque, qu'ils appelaient exclusivement celui du patriotisme, comme si le patriotisme devait absolument être ridicule. et sale; avec leur ton grossier et leur langage brutal qu'ils appelaient républicain, comme si la grossièreté et l'indécence étaient essentiellement républicaines; avec leur visage hagard et leurs yeux troubles et farouches, indices de la mauvaise conscience, jetant de tous côtés des regards à la fois stupides et menaçans sur les instrumens des sciences dont ils ne connaissaient pas même le nom, sur les monumens des arts qui leur étaient si étrangers, sur les bustes de ces grands hommes dont à peine ils avaient entendu parler; et l'on eût dit que l'aspect de toute cette pompe litté

raire, de tout ce luxe innocent, de toutes ces richesses de l'esprit et du talent, réveillait en eux cette haine sourde et féroce, cette rage interne cachée dans les plus noirs replis de l'amour-propre, et qui soulève en secret l'homme ignorant et pervers contre tout ce qui vaut mieux que lui. Ils n'osaient pas encore avouer tout haut le projet aussi infame qu'insensé, formé depuis long-temps parmi eux, d'anéantir tout ce qui peut éclairer et élever l'espèce humaine, en lui montrant sa véritable dignité : avant de détruire toute instruction, ils voulaient commencer par l'avilir et l'intimider; et certes, ils ne pouvaient pas s'y prendre mieux. Si quelque chose était capable de porter l'effroi d'un côté et le dégoût de l'autre, c'était sans doute de voir les satellites de la tyrannie présider aux exercices de l'esprit, en menacer la liberté, en comprimer l'essor, en dicter l'intention, en observer, avec l'œil affreux de l'inquisition, le plus léger mouvement vers l'indépendance qui leur est propre; que dis-je? mêler eux-mêmes leur voix forcenée, leurs accens sauvages, leurs vociférations sanguinaires, aux leçons de la science et aux sons harmonieux du génie, et faire succéder immédiatement au langage savant et cadencé

des Muses les chants horribles des Iroquois et le cri des Cannibales 1. En un mot, cette irruption de nos tyrans, quand ils vinrent épouvanter et flétrir nos fêtes pacifiques, ne peut se représenter que par une de ces inventions de la fable, qui, en créant des monstres fantastiques, a aidé l'imagination à peindre des monstres réels. Ici la justesse des rapports doit faire excuser la difformité des objets de comparaison : il faut permettre que les images, pour être fidèles, soient en quelque sorte dégoûtantes; il est des hommes dont on ne peut parler sans souiller la parole, comme ils ont

1 Un nommé Varlet vint à la tribune du Lycée débiter un poëme à la louange de Marat : ce titre seul dit tout; il importe peu même d'observer qu'il n'y avait pas plus de mesure et de rime que de bon sens et de pudeur. Il fut prononcé avec l'emphase ridiculement forcenée d'un orateur jacobin, et écouté dans le plus profond silence. J'observais l'assemblée beaucoup plus que l'auteur, et je voyais que, malgré la consternation et l'horreur générale peinte sur tous les visages, la bêtise du poëme faisait de temps en temps son effet, et provoquait le rire qu'on étouffait avec peine, et qui mourait sur les lèvres. Un signe d'improbation ou de mépris cût été un arrêt de mort. Voilà ce qu'a été l'assemblée du Lycée devant un Varlet; et cela n'était pas inutile à retracer.

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