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les prisonniers russes, et cette courtoisie flatta l'orgueil de Paul; on assure que la revue journalière de Bonaparte lui parut une imitation de sa watch-parade, et qu'il s'écria : « C'est pourtant un homme! » Aussi prompt dans ses déterminations qu'il était extrême dans ses affections, il envoya au premier consul une ambassade solennelle, et supprima la pension qu'il faisait aux Bourbons, leur enjoignant en même temps l'ordre de quitter Mittau. Il détermina le Danemark à fermer aux Anglais le Sund, et envoya une flotte pour appuyer cette mesure. Le traité de Lunéville, qui suivit la victoire de Moreau à Hohenlinden, venait d'assurer la neutralité de l'Autriche; et l'Angleterre, après des sacrifices énormes, se voyait réduite à supporter à elle seule tout le poids de la guerre. Il est évident que l'intérêt de l'Angleterre portait cette puissance à désirer un changement de gouvernement en Russie; mais il est difficile de déterminer la part qu'elle a prise à l'attentat qui a placé Alexandre sur le trône; a-t-elle profité du mécontentement des seigneurs, ou a-t-elle organisé elle-même le complot? Les documents qui pourraient résoudre cette grave question manquent à l'histoire; ce qui n'est point douteux, c'est que cette puissance fut au moins complice. « Le résultat de la bataille de Marengo, dit M. de Marcillac (Souvenirs de l'emigration), avait ajourné les espérances des royalistes; mais l'organisation dut toujours se continuer, afin d'agir au premier moment favorable. On savait d'avance l'événement qui devait asseoir Alexandre sur le trône des tsars: l'époque en était désignée; il paraît même qu'un des cabinets de l'Europe avait compté sur cet événement pour ramener la Russie dans la coalition contre la France. Ce qui est certain, c'est que la mort de Paul Ier arriva juste à l'époque précédemment annoncée. Tout était mûr pour cette catastrophe; le caractère de l'empereur, aigri par les revers de ses armes et par une passion sans espoir, le poussait à des actes si bizarres et quelquefois si cruels que nul

de ceux qui l'approchaient ne pouvait compter sur le lendemain. Les faveurs étaient brusques et inattendues comme les disgrâces. Les bruits publics qui lui parvenaient par la police le jetaient dans de continuelles appréhensions; ces indices secrets, vrais ou faux, l'entraînaient de rigueurs en rigueurs, et le remplissaient d'une méfiance ombrageuse. Sa propre famille n'était pas à l'abri de ses soupçons, et la même voix qui venait d'éveiller ses craintes et d'irriter sa sévérité avertissait son épouse et les deux grandsducs du péril qui les menaçait. Le public, qui ignorait les motifs de l'empereur, le croyait en démence. Toute la ville était en état de suspicion; les visites domiciliaires à heure indue, des individus, des familles entières arrachés de leur demeure pour la déportation ou l'exil, la physionomie des habitants qui n'osaient pas même exprimer leurs craintes ou leur surprise, tout semblait annoncer que la perte d'un seul était nécessaire au salut commun. L'inflexibilité de Paul se roidissait contre ce sentiment de désaffection presque universel; cependant lorsqu'il croyait démêler quelque part le dévouement, il le couvrait d'or et de distinctions; mais ses faveurs étaient périlleuses, et l'élévation rendait la chute plus terrible. Pour échapper au regard de l'autocrate, quarante mille habitants abandonnèrent Pétersbourg; ceux que leur emploi ou des intérêts impérieux retenaient dans la capitale ne passaient qu'en tremblant, et la tête découverte, devant le palais de SaintMichel, où, comme un autre Louis XI, le sombre Paul, entouré de délateurs et de satellites, dressait ses listes de proscription.

Le despotisme, qui donne le pouvoir de tout faire, inspire souvent à ceux qui le subissent la hardiesse de tout oser. La perte de Paul fut résolue. On assure que lorsqu'il eut consenti à partager avec le premier consul la tâche de dicter des lois à l'Europe, il se fit apporter une carte, et que, tirant une ligne des sources de l'Oder à l'embouchure de ce fleuve, il s'écria: «< Que tout ce

qui existe de peuples à l'occident reste sous l'influence française; que tout ce qui se trouve à l'orient obéisse à l'influence russe. » Suivant la même version, le général Oudinot devait se rendre en Russie, non pour guider les Russes dans les Indes, mais pour les aider à faire la conquête de l'Asie Mineure, et donner ensuite la main aux restes de l'armée d'Égypte : c'était plus qu'il n'en fallait pour engager le cabinet britannique à rompre au plus tôt, et par tous les moyens possibles, une alliance qui mettait en péril sa suprématie commerciale, source principale de sa prospérité et de sa force. Paul périt assassiné; le genre de mort, le nom des principaux acteurs du crime sont connus; mais quand on veut suivre le fil de cette conspiration, avant et après la catastrophe, on le trouve rattaché à tant d'intérêts privés et politiques, qu'on ne peut le débrouiller sans le rompre. Les relations les plus accréditées s'accordent sur quelques points et diffèrent sur d'autres, parce que chacun a observé d'un point de vue particulier, et que les agents secondaires, même ceux qui ont mis la main à l'œuvre, n'étaient pas entièrement dans le secret du chef, qui luimême devait modifier son plan selon le développement imprévu des circonstances. Nous nous bornerons donc à citer, en ce qui regarde le meurtre de Paul, les relations qui portent à un plus haut degré le caractère de la bonne foi et de la vraisemblance; et ce n'est qu'après avoir soumis ces documents à la sagacité du lecteur, que nous nous hasarderons à émettre le jugement que leur examen consciencieux et plusieurs confidences orales nous ont porté à adopter.

La première des relations que nous allons citer émane de la légation-française, et se ressent de son origine diplomatique; nous l'emprunterons à Rabbe, qui l'a résumée avec intelligence et fidélité.

«Tout concourait à prouver la participation du ministère anglais à la mort de Paul Ier, et l'expédition du Sund venait à l'appui de cette opinion.

De quelle utilité pour les Anglais était l'occupation du Sund en cette circonstance? quel était le but d'une tentative qui pouvait devenir si funeste? Une flotte nombreuse défendait ce détroit; pour le franchir, il fallait la détruire, et le succès était au moins douteux; en supposant même la réussite, les Anglais n'avaient-ils pas à craindre de trouver réunies les forces des trois puissances, soit pour les combattre, soit au moins pour leur fermer le passage au retour? Les chances raisonnables de cette expédition étaient telles que, sans les machinations des Anglais, la Baltique devait être le tombeau de leur flotte; donc ceux qui avaient conçu l'entreprise avaient au moins l'espérance qu'au moment où l'on pénétrerait dans la Baltique, la puissance qui y faisait la loi, la Russie, aurait cessé d'être redoutable. La sécurité avec laquelle ils s'engagèrent dans cette mer indique l'attente d'un événement qui devait changer pour eux la face des affaires, et prouve assez que Nelson n'eut ordre de forcer le Sund que lorsque la chute de Paul fut résolue à Londres. C'est du moins une forte présomption que cette singulière coïncidence des faits. Ce fut pendant le combat même du 2 avril que l'on apprit à Copenhague la mort de Paul Ier, et le gouvernement danois prit le plus grand soin pour ne pas laisser ébruiter la nouvelle avant l'entière conclusion de l'armistice qui suivit cette journée... La même notice place à la tête des mécontents les frères Zoubof, le comte Pahlen, le colonel Tatarinof, le général Yaschwel, enfin lord Witworth, ambassadeur d'Angleterre à Pétersbourg. Ils résolurent de porter le dernier coup; la mort leur était réservée s'ils échouaient; et, malgré cette nécessité de hâter l'exécution de leur dessein, tous attendaient, nul n'agissait. Il fallait pour diriger de telles menées une tête froidement organisée, et capable tout à la fois de l'activité la plus soutenue. Un tel chef se trouva dans la personne de Pahlen, gouverneur militaire de Pétersbourg.

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Le comte Pahlen avait joui jus

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qu'alors d'une réputation de probité sans tache. On se louait généralement de son administration; on parlait de ses vertus; il avait les dehors les plus respectables; le calme répandu sur ses traits inspirait la confiance; mais il cachait une profonde dissimulation, et son extérieur n'était nullement en harmonie avec son âme.

« Le joug pesait de plus en plus sur Pahlen; soumis à un maître dont la volonté était absolue, sa faveur dépendait d'un soupçon; de jour en jour elle devenait plus précaire; il voulut l'affermir, et résolut de mettre Alexandre sur le trône. Un nouveau règne offrait un champ plus vaste à l'ambition dont il était dévoré, de plus fréquentes occasions de rendre ses talents nécessaires, l'assurance d'obtenir un crédit immense auprès d'un jeune prince dépourvu d'expérience, enfin l'espoir de régner sous son nom... Une fois son plan arrêté, il s'appliqua à éloigner de la faveur de Paul tous ceux qu'il n'avait pu gagner. Dans cette vue, il travailla longtemps, et réussit enfin à faire disgracier un homme dont le dévouement à la personne de l'empereur, et les talents surtout, lui portaient ombrage: c'était Rostopchin, vice-chancelier des affaires étrangères; ce ministre était parvenu à s'emparer d'une correspondance entre un comte Panin, neveu du grand gouverneur de Paul, et un agent des conjurés de Pétersbourg. Ce Panin était le chef du parti à Moscou, et quoique ses lettres fussent, écrites avec une extrême circonspection, il y régnait un louche qui n'échappa point à la sagacité de Rostopchin. Les pièces saisies furent mises sous les yeux de Paul, et celui à qui elles étaient adressées fut mandé; mais cet homme repoussa avec tant de chaleur cette imputation, il se défendit avec un tel accent de vérité, qu'il dissuada Paul entièrement. Pahlen, peu de temps après, obtint le renvoi de Rostopchin.

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« Avant de rien tenter, Pahlen voulut se ménager les moyens de se justifier auprès d'Alexandre s'il réussissait, et auprès de l'empereur s'il venait à

échouer. Il sentait combien il lui importait d'impliquer, d'une manière adroite, l'héritier du trône dans ses projets, et de le placer par là entre Paul et lui. Il s'appliqua donc à indisposer l'empereur contre les grandsducs Alexandre et Constantin, et ces derniers contre leur père. C'était leurs droits qu'il voulait assurer, leurs vies qu'il voulait défendre; mais, sous les apparences du zèle, Pahlen les employait comme les prétextes de sa haine et les instruments de son ambition.

« Le succès de Pahlen fut complet auprès du vieil (*) empereur et des jeunes princes; une terreur profonde s'empara de l'âme du malheureux monarque et ne l'abandonna plus... Un jour, sortant de son lit plus épouvanté encore qu'à l'ordinaire, il mande subitement ses deux fils aînés, Alexandre et Constantin, et leur fait jurer sur un crucifix qu'ils n'attenteront pas à ses jours.

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Des fils qui avaient le malheur d'inspirer de telles craintes ne devaient point eux-mêmes se sentir en sûreté; cependant Pahlen, n'espérant rien du caractère résigné et respectueux d'Alexandre, le peignit à Paul, déjà atteint d'un incurable soupçon, comme un être dangereux, il alla plus loin, il osa l'accuser auprès de son père de comploter contre son autorité, et déclara formellement à l'empereur ne pouvoir répondre de sa sûreté personnelle, s'il ne lui donnait sur-le-champ l'ordre d'arrêter Alexandre. Paul, indigné contre son fils, signe aussitôt l'arrêt. Alors Pahlen va trouver le grand-duc, et, après lui avoir vainement représenté la nécessité de prévenir les intentions de Paul en le forçant d'abdiquer, il oppose au refus opiniâtre d'Alexandre l'ordre qu'il venait de recevoir contre lui. Atterré par la vue de cet ordre et pressé par l'imminence du péril, Alexandre ne pouvait encore se résoudre à une démarche aussi hardie;

(*) Cette expression est impropre; Paul, né en 1754, a été assassiné en 1801: il n'avait donc que 47 ans.

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